Cultivez les espaces vides

Quand vous entrez aux Beaux-Arts, on vous apprend l’astuce suivante. Dessinez deux lignes parallèles sur une feuille de papier.

Combien de lignes vous voyez ?

Les deux lignes que vous venez de dessiner, évidemment, mais aussi l’espace vide entre les deux.

La beauté du blanc, de cet espace laissé vide, est appelé yohaku en Japonais. C’est un concept emprunté aux peintures de paysages au lavis d’encre de Chine, où les nuages, la brume, le ciel, et l’eau peuvent être laissés vierges. Leur présence est suggérée par les contours précis du paysage en question.

Cette idée de se focaliser sur ce qui est absent me trotte dans la tête depuis un bout de temps. Plus j’y pense, plus je la vois partout. Petit tour d’horizon :

  • Échecs : Le conseil qui m’a le plus marqué quand j’ai appris à jouer aux échecs : Ne regardez pas ce que fait la pièce qui vient d’être jouée, regardez ce qu’elle faisait avant. Ce qu’elle protégeait. Ce qu’elle vous empêcher de faire avant d’être déplacée.
  • Magie : La clé pour un tour de magie réussi, c’est d’amener les gens à regarder là où vous voulez qu’ils regardent. Alors que la partie intéressante se passe justement là où personne ne regarde. Ce n’est pas ce qu’ils voient qui importe, c’est ce qu’ils ne voient pas, ce qui se passe dans l’espace vide que leur regard vient de quitter.
  • Aïkido : Quand vous faites de l’aïkido, l’objectif n’est pas de parer l’attaque de votre adversaire. Pas directement en tout cas, et jamais en utilisant la force. Ce n’est pas un sport d’opposition, mais d’accompagnement. Vous devez vous dérober sous l’adversaire, lui présenter du vide là où il s’attend à rencontrer une résistance. De cette façon, vous Alors vous pourrez en faire ce que vous voulez sans effort.
  • Stratégie : Difficile d’avoir un avantage compétitif si vous regardez dans la même direction que tout le monde. Apprenez à observer ce qui se passe dans l’ombre, dans les espaces vides, là où la concurrence n’existe pas.
  • Ski : Je me souviendrai toujours du conseil que nous avait donné le guide la première fois que je suis allé skier au Japon : « Ne regarde pas les sapins, concentre-toi sur l’espace entre les arbres. » Plus facile à dire qu’à faire.
  • Marketing alimentaire : « Sans gluten », « Sans sucre ajouté », ou encore « 0 % de matière grasse », ce que le produit ne contient pas devient plus important que ce qu’il contient.
  • Le faux 9 dans le football : Le Barça et l’équipe d’Espagne ont connu un succès fou grâce à l’utilisation du faux 9 de Pep Guardiola. La plupart des équipes mettent un avant-centre dans la surface de réparation, parce que si vous avez la balle à cet endroit, vous avez de grandes chances de marquer. Le génie de Pep, c’est de laisser vide l’espace le plus important du terrain quand il attaque. Pour ensuite pouvoir l’offrir à Messi, à une seule condition : qu’il n’y entre que pour finir une action. Il peut pénétrer dans la surface pour tirer, mais ne doit jamais y rester.
  • Méditation : Malgré le succès de toutes les Apps de méditation guidées (Calm, Headspace, Petit Bambou), à l’origine, la méditation est l’art du vide. Vous devez laisser vos pensées défiler, ne plus penser à rien, faire le vide en vous. Littéralement.
  • Finance : Bien plus d’argent a été perdu par des investisseurs réagissant à la crise qu’à cause de la crise elle-même. Le succès vient de ce que vous ne faites pas.
  • Médecine : Les effets iatrogènes peuvent être destructeurs. L’interventionnisme naïf a tué plus de gens qu’il n’en a sauvés.
  • Sherlock Holmes : C’est la fameuse histoire du chien qui n’aboie pas, où Sherlock se rend compte que le chien devait connaitre l’assassin puisqu’il n’a pas aboyé la nuit du meurtre.
  • Tinder : Ce que vous omettez sur votre profil, tous vos défauts et vos obsessions, s’avère finalement plus important que ce que vous y écrivez.
  • LinkedIn : Pareil que pour Tinder. Vous y listez vos accomplissements, vos réussites. Mais ce qui est absent – vos échecs, vos manies insupportables – est peut-être encore plus important.

Pour marquer le coup, j’aimerais terminer avec un les travaux d’Adrian Brandon. En novembre 2019, il publie une série de portraits en hommage aux victimes de brutalités policières. Intitulée Stolen, le concept est poignant : il utilise l’âge de chaque victime pour décider combien de temps il passera à colorier son portrait.

Tamir Rice avait 12 ans quand il a été assassiné. Adrian ne passera donc que 12 minutes à colorier son portrait.

L’impact de l’espace vide prend tout son sens ici. Le blanc devient la partie la plus marquante de chaque portrait.


À l’intersection entre la via negativa et l’interventionnisme naïf, c’est un concept que je trouve fascinant.

Un espace vide, dans l’art comme ailleurs, n’est pas qu’une simple absence de contenu. Il est son propre contenu et possède sa propre signification. En observant consciemment le vide – ce qui est absent aussi bien que ce qui est présent – vous obtenez une meilleure vision d’ensemble.