La stratégie, une question de choix

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© Harvard Business Review

Un matin, Herb Kelleher, alors co-fondateur de Southwest Airlines, trouve un paquet sur son bureau en arrivant au travail. Une collection de lettres, avec une note de la part de son équipe au Service Client : « Celle-là, elle est pour toi. »

Toutes ces lettres viennent d’une cliente membre du programme de fidélité de la compagnie. Une cliente frustrée et en colère, qui déteste tous les aspects d’un vol avec Southwest. Pas de siège réservé. Pas de repas. Pas de 1ère classe. Même “l’atmosphère détendue” de la compagnie la dérange.

En temps normal, le Service Client envoie une note polie pour s’excuser, mais après avoir épuisé toutes leurs idées pour cette cliente-là, ils font remonter le problème jusqu’à Herb.

Après y avoir réfléchi quelques temps, il lui envoie la note suivante :

« Chère Madame Crabapple, vous aller nous manquer. Bien à vous, Herb. » 


Une bonne stratégie, c’est d’abord une histoire de choix. Des choix qui nécessitent de mettre de côté certains objectifs au profit d’autres. L’histoire raconte que Southwest est née sur une serviette en papier, avec un business model élégant de simplicité comparé à ses concurrents de l’époque :

On sait aujourd’hui que Southwest a fait le bon choix. La compagnie a connu un succès fou, dans une industrie où les échecs sont la norme plus que l’exception. Mais on aurait tort de juger une stratégie par ses résultats.

Stratégie ≠ Succès

Demander la garantie qu’une stratégie fonctionne, c’est demander à un scientifique une hypothèse qui soit vraie à tous les coups – ça n’a aucun sens. Pour générer une stratégie, vous devez mettre de côté le confort et la sécurité de la déduction, et vous lancer dans les eaux troubles de l’induction.

La stratégie n’est pas un concept utile si c’est un synonyme de succès. Une vraie stratégie, une bonne stratégie, peut échouer. Mais personne n’aime échouer, alors on joue pour ne pas perdre, au lieu de jouer pour gagner. On préfère regarder les autres faire des erreurs plutôt que de les faire nous-mêmes. Donc on va chercher le consensus, c’est plus prudent.

Mais le consensus est voué à l’échec. Le consensus ne prend pas de décision tranchée : un zeste de ci, une pincée de ça, pour satisfaire tout le monde et n’écarter personne. C’est l’opposé de ce qu’une bonne stratégie devrait être : concentrer ses ressources sur un objectif clair et ne pas s’éparpiller. Pour éviter à tout prix d’avoir tort, on se cache derrière le fait que tout le monde est content.

Si le succès n’est pas la bonne métrique, la stratégie n’est pas non plus un outil utile si on la confond avec la vision, le leadership ou l’ambition.

Stratégie ≠ Vision

Spotify a pour but de « rendre la musique disponible pour tous. » Ça ne veut pas dire qu’ils ciblent tout le monde en même temps. C’est leur vision, par leur stratégie. Leur stratégie, c’est de commencer avec un seul marché, un seul pays, en ciblant un groupe de gens spécifique. Une fois qu’ils ont atteint leurs objectifs dans ce pays, ils passent au suivant.

Facebook a pour ambition de « vous permettre de rester en contact avec les personnes qui comptent dans votre vie. » Ça, c’est leur vision. Leur stratégie, c’était de commencer par Harvard, puis de viser tous les collèges américains, et enfin de s’étendre aux autres pays. Zuck ne s’est pas réveillé un matin en se disant, « tiens, j’ai envie de connecter 3 Mds de personnes grâce à mon App. »

Beaucoup font l’erreur de présumer qu’une stratégie est une direction globale, découplée d’actions spécifiques. Mais définir la stratégie comme un concept général créé un fossé entre la stratégie et l’implémentation. Hello consulting management friends!

Le cœur de la stratégie reste le même : découvrir les facteurs clés d’une situation et concevoir une façon de coordonner et de focaliser des actions pour s’occuper de ces facteurs. La stratégie choisit le chemin, identifiant pourquoi, comment, et où les ressources doivent être appliquées.

À la différence d’une décision ou d’un objectif isolés, la stratégie est un ensemble cohérent d’analyses, de décisions et d’actions en réponse à un problème bien identifié.

L’exécution doit faire partie de la stratégie

La tactique, c’est savoir quoi faire quand il y a quelque chose à faire.
La stratégie, c’est savoir quoi faire quand il n’y a rien à faire.

Xavier Tartakover

Une bonne stratégie inclue un ensemble d’actions cohérentes. Elle n’aborde pas seulement le « quoi » de ce que vous faites. Elle doit aussi considérer le « comment » et surtout le « pourquoi » vous le faites. Ce ne sont pas juste des détails opérationnels, c’est le cœur de la stratégie.

Elle nécessite un leader capable de dire non. La stratégie, c’est aussi bien ce que l’organisation ne fait pas que ce qu’elle fait. Elle est soustractive autant qu’additive.

Surtout, une bonne stratégie impose un coût exorbitant sur la concurrence. Si vous avez des poumons plus gros que vos concurrents, forcez-les à se venir jouer là où l’oxygène est rare.

L’opposé de votre stratégie doit être une stratégie

Un test simple pour tester votre stratégie est de vous demander si son opposée est aussi une stratégie valable. Si ce n’est pas le cas, vous n’avez pas vraiment fait de choix, vous avez juste pris une décision évidente.

« Exécuter vite et bien » n’est pas une stratégie, parce qu’aucune entreprise n’a pour stratégie d’exécuter lentement et mal. Par contre, “se concentrer sur le marché local” est une stratégie, parce que la même boîte pourrait raisonnablement « sur concentrer sur le marché national ». Une stratégie doit être un choix entre deux options valables.

Si c’est stupide de partir dans la direction opposée à la vôtre, tous vos concurrents vont plus ou moins avoir la même stratégie que vous. Vous devez à tout prix éviter d’entrer en compétition avec eux.

Comment créer un monopole

Toutes les familles heureuses se ressemblent ; chaque famille malheureuse l’est à sa façon.

Tolstoï, dans Anna Karenine

Toutes les mauvaises stratégies se ressemblent ; chaque bonne stratégie est bonne à sa façon. Si toutes les bonnes stratégies sont uniques, elles peuvent être regroupées autour de thèmes principaux.

En associant les travaux de Michael Porter avec ceux de Peter Thiel et de Seth Godin, on obtient la liste suivante :

  • Économies d’échelle : Grâce à l’innovation, l’excellence opérationnelle, ou des économies d’échelle (parfois les trois), une entreprise est capable de produire moins cher que la concurrence, à qualité égale (Amazon, P&G).  
  • Marque : Une entreprise construit une relation de confiance avec ses clients, et gagne accès à leur loyauté et à leur porte-monnaie (Supreme, Prada).
  • “Technologie” propriétaire : ça peut venir d’une avancée technologique (algorithme de recherche de Google), comme d’un secret de fabrication (Coca-Cola), de marques déposées (Disney) ou de brevets.
  • Effets de réseau : Le chouchou des entrepreneurs et investisseurs. Plus vous avez d’utilisateurs, plus le produit est meilleur, ce qui attire encore plus d’utilisateurs, et vous obtenez un monopole naturel (Facebook, Ebay).
  • Talent : Une organisation qui développe ou recrute des talents bien meilleurs que la concurrence (Clinique Mayo, McKinsey)
  • Propriétés ou accès rares : L’accès à une ressource rare, comme l’immobilier, est un avantage évident. L’accès à des données privées (contrats exclusifs avec le gouvernement) ou à des ressources rares et protégées (droits de minage) sont d’autres exemples.

Quels sont vos choix ?

Évitez la concurrence. Ne cherchez pas à être le meilleur, cherchez à être unique. Pour ça, vous devez faire des choix :

  1. Produit : Si je veux un gros camion pour déménager, et que vous voulez une petite citadine capable de se garer dans une rue étroite, aucun produit ne pourra satisfaire nos besoins en même temps.
  2. Opérations :Les process techniques dont vous avez besoin pour créer un pacemaker doivent être plus stricts que ceux pour développer une App de dating. La sécurité au détriment de la vitesse dans ce cas.
  3. Marque :Tiffany’s ne peut pas solder ses bijoux au risqué de ternir sa réputation de grande marque de luxe.
  4. Ressources : Chaque dollar que vous dépensez, chaque heure que vous perdez, ne peuvent être utilisés qu’une et une seule fois.

Chaque choix représente une intersection sur le chemin. Il y a toujours une contrainte – souvent physique – qui vous empêche d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Vous êtes forcé de choisir. Ne pas choisir est le pire choix.

Dans un conflit, le juste milieu est celui qui a le plus tort.

Nassim Taleb

À tout moment, vous pouvez être amené à choisir entre :

  • Économie vs Luxe : Les gens aiment les sièges réservés et les repas gratuits, mais Ryanair ou easyJet (et Southwest) économisent de l’argent en ne proposant pas cette option. Le luxe est échangé contre un prix plus bas.
  • Qualité vs Taille : La musique en très haute définition sonne super bien, mais stocker un fichier WAV sans pertes prendre énormément de place sur un disque dur, et prend une plombe à télécharger.
  • Simplicité vs Contrôle : La simplicité de Substack est idéale pour un écrivain individuel, moins pratique pour une boite qui a besoin d’une API, d’un design personnalisé, etc.
  • Force vs Agilité : Ces choix sont visibles dans la nature. Prenez le “pinson de Darwin”, une famille d’oiseaux endémiques aux Galápagos. Certains possèdent une bec large et épais. Idéal pour briser les coquilles, il leur permet de se nourrir de graines et de plantes, mais les empêche d’atteindre les petits espaces. D’autres ont un bec fin et étroit qui leur permet fouiner dans l’écorce des arbres pour se nourrir d’insectes, mais n’ont aucune chance de briser la moindre coquille.
  • Risque vs Récompense : Investir dans une startup est plus risqué que d’acheter des bons au Trésor, mais le ROI potentiel est plus élevé.
  • Local vs Global :En choisissant d’écrire en français, je gagne en authenticité (ça me force à me réapproprier tout le contenu que je lis en anglais, au lieu de copier), je le perds en audience (moins de lecteurs francophones). Écrire en anglais aurait aussi été une bonne idée ; l’opposé de ce choix est donc aussi un bon choix.
  • Actualité vs Lindy :Je produis du contenu encore valable dans 10 ans, au lieu de surfer sur l’actualité. J’ai fait le choix du long terme.M’orienter sur du contenu à la mode, en jouant avec le FOMO et l’addiction, aurait sûrement aussi bien marché. Encore une fois, l’opposé de mon choix est une stratégie valable.
  • Complexité vs Simplicité : Le nouveau produit que l’on s’apprête à lancer dans ma boite s’adresse aux analystes des clubs de foot pros. Là où les acteurs majeurs du marché se battent pour offrir plus de données, on s’efforce d’être ultra sélectif. Quand ils sortent des produits plus complexes et chronophages, on fait le pari de la simplicité et de la rapidité.

Est-ce que c’est LA bonne stratégie ? Seul l’avenir nous le dira. On sait au moins que c’est UNE bonne stratégie.


Malgré tout ce que je viens de vous dire – le succès ne doit pas être le critère d’évaluation premier d’une stratégie, le process importe plus que les résultats – n’oubliez pas ces bon mots de Churchill :

« Peu importe à quel point la stratégie est élégante, de temps en temps vous devez regarder les résultats. »