Nations Désunies

90% du commerce mondial est maritime. Actuellement, ce sont les Américains qui en assurent la sécurité. Mais ils exportent seulement 10-15 % de leur PIB, dont la grande majorité vers le Canada et le Mexique. Donc sans passer par les océans.

Les Américains contrôlent donc le commerce mondial dans son intégralité, sans en avoir l’utilité. 

Que se passe-il le jour où ils décident de se retirer ?
Quels acteurs majeurs perdraient leur position privilégiée ?
Quels pays seraient les mieux armés pour répondre à ce nouveau (dés)ordre mondial ?

C’est le scénario que Peter Zeihan présente dans son dernier livre, Disunited Nations. Un scénario aussi simpliste qu’élégant, aussi controversé qu’intéressant.

Une approche contrarian comme je les aime.

4 facteurs clés pour prospérer

Les pays qui auront le plus de chances de s’en sortir dans ce nouvel ordre mondial délaissé par les Américains devront posséder 4 caractéristiques principales :

1. Une géographie attractive

Votre pays doit avoir les mêmes propriétés qu’un bonbon : croquant à l’extérieur et fondant à l’intérieur.

Les montagnes sont des frontières idéales en cas de conflit. Encore mieux si vous êtes entourés d’océans. À l’intérieur du pays, vous voulez des plaines arables, traversées par des rivières navigables, pour la transportation et l’irrigation. 

Le coût de transportation sur un fleuve est 12x moins cher que sur la terre. Tout l’argent économisé ici pourra être utilisé pour améliorer l’infrastructure, l’éducation, ou l’armée. 

Il vous faut un climat tempéré, pour favoriser l’agriculture et éviter les moustiques. Si vous avez la capacité de cultiver de quoi nourrir toute la population, c’est excellent.

2. Une structure démographique équilibrée

La révolution industrielle a changé la mentalité des gens. En désertant les fermes pour aller vivre en ville, les enfants sont passés de « main d’œuvre gratuite à des animaux de compagnie qui coûtent cher ». Quatre générations plus tard, cette préférence pour des familles de plus en plus petites a laissé la plupart des pays du monde dans un état démographique alarmant. 

Pour prospérer à long terme, vous avez besoin d’un équilibre entre les 4 groupes suivants :

  • Les enfants
  • Les jeunes adultes
  • La population active expérimentée
  • Les retraités

3. Assez d’énergie pour être indépendant

Qu’elle soit nucléaire, solaire, éolienne ou venant du charbon, vous avez besoin d’énergie. Plus vous en produisez vous-même, mieux c’est. Si vous êtes en déficit énergétique, vous ne pouvez ni industrialiser ni moderniser le pays. Pire, vous devenez entièrement dépendant d’autres pays.

4. Une Navy forte pour se protéger

Si les Américains ne protègent plus les océans, pour continuer à faire du commerce avec l’extérieur, vous devez être capable de protéger vos supply chains. Pour ça, vous avez besoin d’une flotte digne de ce nom. Sinon, vous pouvez dire adieu à l’import/export. 

Bonne chance pour survivre dans ces conditions.


En considérant ces 4 facteurs, seule une poignée de pays semblent armés – littéralement et figurativement – pour faire face à ce nouvel ordre mondial.

Un top 5 avec des surprises

Les États-Unis loin devant

On n’en attendait pas moins de la part d’un auteur Américain. Et à y regarder de plus près, difficile de lui donner tort.

  • Géographie : Le pays avec la géographie la plus avantageuse de la planète, notamment grâce au Midwest – le paradis sur Terre pour les agriculteurs – et des océans à l’est et à l’ouest.
  • Navy : Là encore, pas photo. Personne ne peut lutter avec les Américains à ce niveau.
  • Démographie :  un ratio correct entre les retraités, la population active et les jeunes. Rien de rédhibitoire.
  • Énergie : Aucun problème de ce côté-là non plus grâce au gaz de schiste qui leur permet d’être indépendants énergétiquement.

Et puisqu’on parle d’indépendance, seulement 8% de leur PIB provient des échanges internationaux, donc leur économie ne dépend pas des exportations. S’il ne s’auto-détruit pas de l’intérieur, l’Oncle Sam a encore de beaux jours devant lui. Aucun autre pays ne lui arrive à la cheville, et l’écart continue de se creuser.

Le Japon toujours au RDV

  • Géographie : L’une des raisons de la puissance de sa Navy. Quand ton pays est composé d’îles, tu as intérêt à savoir te déplacer sur l’eau.
  • Démographie : Le plus gros problème du Japon. Quand tu vends plus de couches pour adultes que pour enfants, ta population est trop vieille. Mais comme ce n’est pas un problème récent – c’est le cas depuis 1950 – ils ont eu le temps de se préparer. Grâce à leurs compétences en robotique, leur productivité continue d’augmenter malgré une population active en décroissance. 
  • Navy : 2ème Navy la plus puissante au monde en ce qui concerne les navires longue distance, ils peuvent assurer la sécurité de leur propre supply chain dans toute l’Asie du Sud-Est. Voire vers l’Ouest.
  • Énergie : Pas folichon, mais ils ont la capacité d’aller la chercher si besoin. Grâce à leur Navy notamment.

Point intéressant, le Japon est un des pays les moins exposés dans ce scénario “grâce” à la crise financière de la fin des années 1990. Si le crash a surtout démoli leurs exportations, les marchés domestiques sont restés plus ou moins intacts. En se tournant vers l’intérieur – pour la fabrication comme la consommation – lui permet d’être moins fragile face à une crise mondiale.

La Turquie, seule au monde

Le pays le plus puissant à des milliers de kms à la ronde. En l’absence de voisin assez influent pour la tenir accountable, la Turquie deviendra une puissance régionale, prenant le contrôle de la Mer Noire, de Chypre voire du Liban, alors que la Russie se retire de la région pour ralentir son écroulement sur la scène mondiale. 

  • Géographie : Surface arable importante, favorable à l’agriculture. Ils ont de quoi se nourrir sans dépendre des autres.
  • Démographie : population plutôt jeune, avec de belles années devant elle. De quoi assurer la production domestique pendant des décennies.
  • Énergie : ils possèdent assez de réserves de charbon, de pétrole et de gaz pour être autonomes. 
  • Navy : La Turquie va pouvoir contrôler et sécuriser tous les transports maritimes sur la Méditerranée en échange d’une taxe élevée. Une position de force très favorable, stratégiquement et financièrement.

La France au pied du podium

Une 4ème place qui ravira les fans de #FFL. Compte tenu des enjeux, on s’en contentera.

La France est le seul pays européen capable de prendre soin de soi sans l’aide des États-Unis.

  • Géographie : Avec plusieurs fleuves navigables, de grandes plaines cultivables, des montagnes au Sud et à l’Est, le Pacifique à l’Ouest et la Méditerranée au Sud, on est très bien lotis. Cette configuration géographique favorable nous permet aussi d’avoir une industrie agro-alimentaire forte, donc pas de risque de famine chez nous.
  • Démographie : Les courbes ne vont pas dans le bon sens, mais on est tranquille pour les décennies à venir.
  • Énergie : L’un de nos points forts, notamment grâce au nucléaire. On a de quoi garder les lumières allumées pendant longtemps.
  • Navy : Notre armée est parmi les plus réputées au monde. Idéal pour répondre aux éventuelles menaces régionales, tout en assurant la sécurité de nos échanges commerciaux sur le Pacifique ou la Méditerranée.

Moins intégrée à l’Europe que l’Allemagne par exemple, elle est aussi moins dépendante de la santé économique de l’UE. Grâce à une industrie moins délocalisée que ses voisins, et une part importante de son commerce au niveau domestique, la France est le pays européen le mieux placé pour faire face à cette crise potentielle. 

L’Argentine, invitée surprise

Elle a tout ce dont elle a besoin à l’intérieur de ses frontières, aussi bien en termes d’énergie que de matières premières, et ne fait face à aucune réelle menace extérieure.

  • Géographie : quasi-parfaite. La région de Rio de la Plata est l’une des meilleures au monde pour l’agriculture. C’est l’équivalent d’un mini-Midwest, ⅓ de la taille. Et le climat n’est pas tropicale comme au Brésil., un atout considérable pour dominer la région.
  • Démographie : Ça fait 40 ans que les observateurs annoncent que l’Argentine a toutes les qualités requises pour venir concurrencer les États-Unis. Quand on voit où ils en sont aujourd’hui, on peut en tirer deux conclusions opposées :
  1. Le passé est un bon indicateur du futur : ils vont s’écrouler comme d’habitude.
  2. Ils ont l’habitude de vivre dans la crise, donc la récession annoncée par l’auteur, c’est un jour comme un autre pour eux.
  • Énergie : L’Argentine sort du lot quand on considère ses ressources naturelles (pétrole, minerai, uranium, etc.). De quoi leur permettre de prospérer sans dépendre de ses voisins.

Qui va tomber de son piédestal ?

La Chine au bord de la crise

  • Géographie : La Grande Plaine du Nord du pays représente 15% du Midwest, pour nourrir 4 fois plus d’habitants. Mathématiquement, ça va coincer. Zeihan va encore plus loin : “Le pays a moins de terre cultivable par habitant que l’Arabie Saoudite”. Si sa production alimentaire domestique n’est pas suffisante, la Chine va dépendre des importations pour nourrir sa population. Après des années passées sous son joug, pas certain que ses voisins seront conciliants.
  • Démographie : la politique de l’enfant unique l’a amenée dans la situation actuelle où les Chinois n’ont plus assez de consommateurs et de travailleurs, et un nombre important de retraités.
  • Énergie : La Chine importe 85% de son énergie, et son besoin ne fait qu’augmenter. S’ils perdent la possibilité d’importer, ils ne pourront plus assurer l’industrialisation et la modernisation du pays.
  • Navy : Leur Navy est efficace proche de ses côtes, mais incapable d’opérer à longue distance. Donc impossible pour eux de protéger les voies maritimes au-delà de l’Inde, de l’Indonésie et du Vietnam. Le Japon avec sa force de frappe longue distance devient alors une vraie menace.

La Chine exporte aussi 47% de son PIB. Pas une position dans laquelle vous voulez vous trouvez si les routes commerciales maritimes ne sont plus sécurisées.

Ajoutez à ça une santé financière fragile, avec un risque majeur de bulle financière (pensez crise des subprimes en 2008, mais avec un impact sur l’agriculture et l’industrie en plus du système financier), et vous obtenez un cocktail explosif.

L’Allemagne, victime de son succès

L’acteur majeur de l’économie actuelle qui souffrira le plus dans ce scénario. Tout ce qui a fonctionné jusqu’à présente va se retourner contre elle. Elle n’a ni la puissance militaire, ni la puissance économique pour prospérer dans ces nouvelles conditions. Ses limites sont criantes :

  • Sa supply chain est étalée à travers toute l’Europe
  • ⅔ de son PIB vient du commerce international
  • Position géographique précaire
  • Son armée de l’air et sa Marine sont quasi-inexistantes
  • Démographie vieillissante, avec peu d’adolescents et peu d’enfants. Pour remplacer leurs brillants ingénieurs, elle va devoir aller voir au-delà de l’Europe. Sans la sécurité des États-Unis, ça ne sera plus possible. 
  • Dépendance énergétique envers la Russie et du Moyen-Orient

L’avenir est tout sauf rose pour les Allemands.

Le Royaume-Uni face à ses démons

  • Leur Navy était la plus puissante du monde. Mais ils ont décommissionnés la plupart de leurs navires pour développeur leur super carriers. Du coup, ils ne sont plus capables de les protéger en l’absence des États-Unis.
  • Ils vont perdre l’accès au marché européen suite au Brexit, et vont se retrouver à supplier les Américains pour un accord commercial qui va les mettre en concurrence avec le Mexique. Très mauvaise posture.
  • Londres va perdre son statut de place forte financière vu qu’elle ne représentera plus l’UE.

Ironique de constater que les pays qui détestent le plus l’ordre mondial actuel (Iran, Russie, Chine) font partie de ses plus grands bénéficiaires, et de ceux qui souffriraient le plus. Tout ce que les Américains ont à faire, c’est de quitter le devant de la scène. D’après lui, c’est ce qui est en train de se passer avec Trump.


C’est fun, c’est piquant – Zeihan écrit bien. Trop pour son propre bien. Car les limites sont évidentes. Quid de l’Afrique ? Quid de l’Inde ? On s’en fout, seul l’Amérique compte.

La culture ? Le facteur humain ? La hasard ? Aux oubliettes, seule la géographie compte. Pas d’effet papillon dans son univers déterministe. Pour Zeihan, la géopolitique est un sport qui se joue à 11, et à la fin, c’est les États-Unis qui gagnent.

Faites simple, aussi simple que possible, mais pas simpliste”, disait Albert Einstein. C’est le principal reproche qu’on peut lui faire. Pour autant, si l’exercice est aussi délicat que présomptueux, il n’en reste pas moins intéressant. Justement parce qu’il est controversé.

Peter Zeihan est l’équivalent géopolitique de Yuval Noah Harari. Divertissant, intéressant, mais dangereux si on le prend trop au sérieux.

Je n’ai pas vérifié tout ce qu’il raconte. Il cite rarement ses sources, et certains chiffres sont déformés pour coller à sa théorie. Prenez-le comme un exercice de pensée plus qu’un exercice de recherche. Le but n’est pas la véracité, mais l’utilité. Dans cette optique là, c’est réussi, il arrive à nous faire penser autrement.


Notes :

Pour en savoir plus, je recommande ses deux apparitions sur le podcast de Patrick O’Shaughnessy, toujours excellent :

http://investorfieldguide.com/zeihan/
http://investorfieldguide.com/zeihan2/

2 thoughts on “Nations Désunies

  1. Tout ce que les Américains ont faire, c’est de quitter le devant de la scène.

    –> petit problème dans cette phrase bro.

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