Viralité, MAYA et Mona-Lisa

Coronavirus oblige, on a beaucoup entendu parler de viralité – au sens scientifique du terme – ces dernières semaines. Alors que le terme est habituellement réservé aux vidéos, aux articles ou aux memes qui deviennent populaires sur Internet. Mais comme le fait remarquer Derek Thompson dans son livre Hit Makers, en réalité, rien de ce qu’on connait à propos des virus ou de l’épidémiologie ne se rapproche de ce qu’on entend par « viral » sur Internet.

Viralité vs Broadcast

La viralité, c’est un million d’évènements 1v1 où une pathologie se propage d’une personne à une autre. Quand une vidéo est « virale », le mode de diffusion occupe l’autre extrémité du spectre : le contenu devient ultra populaire par le biais d’un évènement de 1 vers 1 million. Une seule personne diffuse le contenu à des millions de followers.

Un contenu viral est en fait tout sauf viral.

À moins d’avoir une usine de rougeole qui explose au milieu de Tokyo et qui infecte des millions de Japonais, la contagion d’un virus ne ressemble en rien au mode de diffusion d’un contenu sur les réseaux sociaux.

Le R0 d’une vidéo virale, partagée par un Youtubeur super connu par exemple, peut atteindre plusieurs millions. Celui du Covid-19 dépasse à peine 3. Même la rougeole, l’une des infections les plus contagieuses qui existe, a un R0 aux alentours de 16. Il a fallu des milliers de nœuds et plusieurs mois pour que le coronavirus atteigne les chiffres actuels.

L’inverse de ce qu’on entend habituellement par viralité.

Ce qui nous amène à la question du jour : comment rendre un contenu viral, faute de meilleure terme ? C’est là qu’entre en scène Raymond Loewy, empereur MAYA.

MAYA : 4 lettres pour vendre n’importe quoi

Raymond Loewy avait un don inouï pour créer des objets à la mode. Il croyait dur comme fer que les consommateurs sont déchirés entre deux forces opposées : la néophilie, notre curiosité pour les choses nouvelles, et la peur de la nouveauté, de l’inconnu. Par conséquent, ils gravitent vers les produits audacieux, mais intuitifs. Loewy a baptisé cette théorie MAYA, « Most Advanced Yet Acceptable ».

Pour vendre quelque chose de surprenant, rendez-le familier.
Pour vendre quelque chose de familier, rendez-le surprenant
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Le public n’est pas prêt à accepter une solution logique à leur problème si cette solution implique un écart trop large par rapport à la norme.

Effet de simple exposition

Des centaines d’études et de méta-études ont prouvé notre préférence pour ce qui est familier, que ce soient les formes, les paysages, les chansons ou les voix. Faites l’expérience avec ce que vous connaissez le mieux : votre propre visage. Parce qu’on a l’habitude de se voir dans le miroir, on préfère notre réflexion à notre visage comme il apparait sur les photos (c’est définitivement mon cas).

Cette préférence pour la familiarité est tellement universelle qu’elle apparait probablement quelque part dans notre code génétique. On pourrait tenter d’expliquer cet effet de simple exposition par l’évolution : si vous reconnaissiez un animal ou une plante, c’est qu’il ou elle ne vous avait pas tué(e). Ou pas encore.

Le framework MAYA appliqué à l’iPod : « same-same », but different »

Mais cette préférence a ses limites. On s’ennuie à force d’écouter toujours la même chanson ou de toujours regarder la même vidéo. On développe un certain scepticisme à propos de buzzwords trop utilisés. C’est pour cette raison que le pouvoir de la familiarité est le plus fort quand on s’y attend le moins.

L’inverse est aussi vrai : une surprise marche le mieux quand elle contient certains éléments familiers.

Pendant des années, Matt Ogle était obsédé par le fait de développer le moteur de recommandation musical parfait. Sa philosophie était la suivante : on aime tous découvrir des nouvelles chansons, mais personne n’a envie de faire l’effort de les chercher. Quand il rejoint Spotify 2015, il lance Discover Weekly, une liste personnalisée de 30 chansons envoyée à des millions d’abonnés chaque Lundi.

La version initiale de Discover Weekly était censée ne contenir que des chansons que l’utilisateur n’avait jamais entendues avant. Mais à cause d’un bug lors du premier lancement en interne, l’algorithme laissait passer des chansons que les utilisateurs connaissaient déjà. « Tout le monde a reporté ça comme étant un bug, qu’on a corrigé pour s’assurer que chaque chanson soit une nouveauté, » raconte Ogle. Mais une fois le bug corrigé, l’engagement a commencé à chuter. « Il s’est avéré qu’un peu de familiarité apportait de la confiance, notamment chez les nouveaux utilisateurs. Si on crée une nouvelle playlist qui ne comporte aucun morceau que vous aimez déjà, c’est trop intimidant et vous vous désintéressez. »

Le bug initial était en fait une caractéristique essentielle : Discover Weekly était plus attractive quand elle contenait au moins morceau ou un groupe familier.

Si Hollywood nous ressort les mêmes films chaque année, à quelques détails près, c’est parce qu’on ne change (presque) pas une équipe qui gagne. Tous les Marvel sans exception ont été No.1 au box office à leur sortie. Avengers: Endgame est le film qui a gagné le plus d’argent de tous les temps. Tout sauf un miracle.

Cet effet de simple exposition est d’ailleurs la raison pour laquelle La Joconde est le tableau le plus célèbre aujourd’hui.

L’affaire Mona Lisa

La Joconde représente à elle seule près de 20% des visites du Louvre. Objet d’art le plus visité au monde,  sa valeur est inestimable. Mais pendant des années, c’était loin d’être le cas. Léonard de Vinci n’aurait probablement jamais pensé que son portrait deviendrait le tableau le plus célèbre au monde. Pas impressionnant visuellement, plutôt petit (77 cm x 53 cm), rien ne prédestinait la Joconde à atteindre ce statut légendaire.

Mais en 1911, un voleur italien le dérobe et lui fait faire le tour du monde pour échapper aux autorités. Les journaux ne parlent que de l’affaire Mona Lisa, tout le monde est sur le coup. Grâce à ce fait divers, l’œuvre fait son chemin jusqu’au grand public. Les artistes se l’approprient, comme Marcel Duchamp, qui peint sa propre version en 1919 et renforce le statut légendaire du tableau.

La viralité d’un contenu ne dépend pas de sa qualité. Personne ne peut prévoir ce qui va devenir viral. Les créateurs eux-mêmes sont de piètres juges de la qualité de leurs travaux. Comme pour les startups, avoir le meilleur produit ne suffit pas. La chance, le timing, l’actualité sont autant de paramètres hors de votre contrôle.

D’où l’importance de mettre l’accent sur la quantité. Car une chose est sûre, on ne devient pas chanceux en restant les bras croisés sur son canapé.