Le paradoxe de Superman

Pourquoi des entreprises aussi smart que Google, Facebook, ou Uber font des erreurs aussi énormes ?

Je ne parle pas d’erreurs a posteriori, mais d’erreurs vraiment stupides qui auraient facilement pu être évitées à l’époque. Quand on lit dans la presse le résumé des évènements qui ont amené à ce genre d’erreurs, on voit deux types de conclusions :

  • Les employés sont stupides (incorrect)
  • Les employés n’ont aucun scrupules (incorrect)

Alors comment expliquer ces erreurs aussi grossières ? Et pourquoi certaines de ces organisations continuent de répéter ce schéma ?

Avant de continuer, regardez cet extrait de Superman 2 :

Regardez-le en entier, je suis pas pressé.

(Utilisez ce lien si la vidéo ne marche pas : google.com/search?q=super… )

Vous avez remarqué quelque chose de spécial ? Non ? Je vous explique 👇


Clark Kent/Superman visite les chutes du Niagara avec sa collègue Lois Lane dont il est amoureux.

Il remarque un garçon en train de jouer dangereusement sur le pont d’observation. Clark se précipite vers le garçon pour lui demander d’arrêter. La mère du garçon s’en aperçoit aussi et réussit à le raisonner.

Pendant ce temps-là, Lois se fout royalement de la situation.

Clark revient en courant vers Lois pour lui demander si elle a vu ce qui s’était passé. Elle l’ignore et lui répond qu’elle a faim.

Clark, tout gentilhomme qu’il est, se dirige alors vers le stand de hot dog. Mais le garçon recommence, cette fois de l’autre côté de la barrière, et ce qui devait arriver arriva. Il tombe. Lois, qui était dans les parages, se met à crier à l’aide (ce qui semble assez stupide sur le coup).

Clark, en train de faire la queue pour les hot dogs, entend Lois crier. Il fonce se changer en Superman (un petit tour dans les WC du coin, et c’est plié) et vole au secours du petit garçon.

Il réussit évidemment à le rattraper à temps, le tout devant une foule ébahie. Lois, qui n’en avait rien à faire de Clark quand il se préoccupait du petit garçon, n’a désormais d’yeux que pour Superman.

Si Clark est comme nous – s’il kiffe recevoir des compliments quand il fait du bon travail – que pensez-vous qu’il va faire la prochaine fois :

  • (A) Empêcher le garçon de tomber ?
  • (B) Le laisser tomber, se transformer en Superman, et le sauver de manière héroïque ?

Si on considère qu’il est 50 % humain, il choisira la réponse (B). C’est un comportement qu’on voit partout, dans les entreprises, les ONG, et le gouvernement. Surtout le gouvernement.


C’est ce que Shreya Doshi appelle le Paradoxe du Problème Évitable, que j’ai renommé le Paradoxe de Superman parce que c’est quand même bien plus classe.

Toute organisation complexe tend à favoriser la création plutôt que la prévention de nouveaux problèmes.

Si aucune entreprise (ou aucun dirigeant) ne met consciemment en place un tel systèmes d’incentives, c’est toujours ce qui arrive.

Le problème, c’est que la prévention, c’est tout sauf sexy.

Imaginez deux film, A et B. Dans le premier, un navire s’écrase contre un navire. Le bateau coule. Le noble capitaine sauve tous les passagers de la noyade dans un effort surhumain. Il est le dernier à quitter le navire, et parvient miraculeusement à s’en sortir à a dernière seconde. Dans le film B, le capitaine fait le tour de l’iceberg en faisant bien attention à garder une bonne marge de sécurité.

Quel film vous auriez envie d’aller voir ? A, évidemment.
Mais dans quel navire préfèreriez-vous être ? B, bien entendu.

Imaginons maintenant que ces deux exemples soient réels. Qu’est-ce qui se passerait ensuite ?

Capitaine A serait invité sur tous les plateaux TV. Il signerait probablement un contrat à 6 chiffres avec une maison d’édition. Il rangerait sa casquette de capitaine pour se reconvertir en motivational speaker, aurait un TED talk, et gagnerait sa vie à faire du consulting pour les grosses boîtes. Capitaine B, lui, continuerait à éviter les obstacles, et finirait sa carrière 30 ans plus tard, dans le calme et l’inconnu.

Même si Capitaine B est de toute évidence le meilleur capitaine, tout le monde célèbre Capitaine A. Pourquoi ? Parce que le succès atteint par la prévention (i.e. les échecs évités) est invisible.

Notre façon d’interpréter la résolution d’un problème vs sa prévention est la raison pour laquelle le paradoxe de Superman infiltre toutes les organisations.

Si vous souhaitez réellement être un véritable leader, altruiste et généreux, faire ce qui est bon pour votre organisation, vous devez être le capitaine qui évite l’iceberg. Pas celui qui lui fonce dedans pour ensuite sauver tout le monde et devenir le héros.

Trois options s’offrent à vous pour éviter ce problème :

  1. Faites-en sorte que tout le monde soit au courant de son existence
  2. Changez votre système d’incentives – récompensez aussi bien ceux qui éteignent les feux que ceux qui les empêchent
  3. Insistez pour faire plus de pre-mortems

Notes :

© Shreya Doshi pour l’exemple de Superman – Suivez-le si vous êtes intéressé de près ou de loin au Product Management
.

L’exemple des deux films/capitaines vient de l’excellent livre de Rolf Dolbelli, The Art of the Good Life.