L’erreur de narration

Ma mère fait de la peinture. De l’impressionnisme abstrait pour être précis. Ça ressemble à ça :

Pendant ses expos, inévitablement, les gens lui demandent ce que chaque tableau représente. Quelle est l’histoire derrière chaque œuvre.

Elle déteste ça.

Elle déteste ça parce que les gens s’attendant à ce qu’elle raconte une histoire, qu’il y ait une raison derrière chacune de ses toiles. Ce n’est pas le cas. Elle peint parce qu’elle aime peindre.

Les titres de ses œuvres viennent a posteriori, une fois le tableau terminé. Jamais le contraire. Elle ne peint pas avec un sujet en tête. Ça ne s’appellerait pas impressionnisme abstrait sinon.

Pour la petite histoire, souvent, elle nous demande de l’aide pour les titres. Ma suggestion préférée à ce jour reste celle pour le tableau ci-dessous, Biche morte :

© lisevincent.com

Il y avait tout : la pluie, la lumière des phares, le pare-brise, le sang. Ça collait parfaitement. Malheureusement, le jury n’a pas accepté. Génie incompris.

Ça me rappelle une interview de Frederico Fellini :

Je n’aime pas l’idée que l’on puisse « comprendre » un film. Je ne crois pas qu’une compréhension rationnelle soit un élément essentiel dans l’interprétation d’une œuvre d’art. Soit un film vous parle, soit il ne vous parle pas. S’il vous touche, vous n’avez pas besoin d’explications.”

Le sens de la vie

On a un besoin permanent de toujours vouloir donner du sens à tout.

Quel est le sens de ma vie ? Quel est le sens de l’univers ?

Aucun.

Vous êtes juste une personne parmi des milliards, sur une planète parmi des milliards, dans un univers parmi des milliards. Vous avez de la chance d’être ici, et si vous êtes en train de lire cet article, vous avez tiré le gros lot. Profitez-en.

La vie ne se comprend qu’en regardant en arrière, mais doit être vécue en regardant droit devant.

Tout n’a pas besoin d’avoir du sens. Pour paraphraser l’homme au célèbre col roulé noir, on ne connecte les points qu’a posteriori.

L’erreur de narration

On aime raconter des histoires pour expliquer des événements complexes. Mais ces histoires sont souvent des simplifications qui confondent corrélation et causalité.

Dans Le cygne noir, Taleb qualifie de phénomène d’erreur de narration. Il raconte que les limitations de notre cerveau nous poussent à lier des faits entre eux pour tisser des narratives rassurantes et compréhensibles. Ces histoires nous protègent contre le hasard sauvage du monde qui nous entoure, le chaos des expériences humains, et le rôle déconcertant que la chance joue dans nos succès et nos échecs.

On a du mal à accepter à quel point le monde est aléatoire – et à quelle fréquence l’inattendu peut se produire. On raffole de schémas et de modèles pour essayer de prédire l’avenir parce que l’incertitude nous est insupportable.

Les psychologues ont montré à maintes reprises que si nous sommes confrontés à une séquence aléatoire – et qu’on nous dit qu’elle est imprévisible – on va essayer de chercher à prédire la suite malgré tout. Paradoxalement, l’être humain ne va croire que quelque chose est aléatoire seulement si vous le concevez précisément pour apparaître comme tel ; si c’est vraiment aléatoire, il va penser que c’est prévisible.

Si je lance une pièce en l’air 10 fois, quelle est la séquence la plus probable ?

  1. PFFFPFPPFP
  2. FFFFFFFFFF

Si vous avez répondu A, vous avez tort. Et les petits malins qui ont répondu B, vous avez tort aussi. Les deux séquences sont équiprobables.

Nous ne sommes pas équipés pour comprendre le hasard intuitivement (ni les probabilités d’ailleurs). Donc on s’efforce de voir du sens même là où il n’y en a pas, quitte à écarter les faits qui contredisent notre théorie.

Un problème que l’on aperçoit malheureusement trop souvent chez les journalistes.

Le pêché mignon des journalistes

Les journalistes enlèvent les citations ou les faits qui ne collent pas avec la narrative. Ou leurs éditeurs s’en occupent. Ils recherchent la cohérence et la clarté. Mais la cohérence est souvent synonyme de mauvais journalisme, voire de faute professionnelle.

Au milieu d’un conflit, les lecteurs et les spectateurs sont inconfortables. Ils veulent se sentir mieux. On a une tendance naturelle à réduire cette tension en recherchant la cohérence à tout prix grâce à une simplification. Des narratives propres et nettes qui simplifient la situation, déformant délicatement la réalité jusqu’à ce qu’on puisse identifier les gentils d’un côté et les méchants de l’autre.

Rajouter de la complexité et de la nuance permet de contrer ce désir insatiable en restaurant les failles et les incohérences enlevées au montage. C’est inconfortable, certes, mais c’est aussi plus intéressant. Et plus proche de la vérité.

L’histoire est opaque. Vous ne voyez que ce qui sort, jamais le script qui produit les évènements, celui qui génère l’histoire telle qu’elle est réellement. Pas celle qu’on nous sert au journal de 20h.