Le biais de complexité nous amène à donner trop de crédit aux concepts complexes. Face à deux solutions, on a tendance à préférer la plus compliquée, celle avec le plus d’hypothèses. Et on ignore les solutions les plus simples – « ça ne marchera jamais » – lorsqu’on est confrontés à un problème.
C’est ce biais qui donne naissance aux théories de la conspiration, aux superstitions et autres folklores du style, quand on voit de la complexité là où il n’y a que du chaos. La distinction entre la complexité et le chaos n’est pas que sémantique. Quand on confond un système chaotique avec un système complexe, on y voit plus d’ordre et de prédictibilité qu’en réalité. Alors qu’il n’y a justement pas d’ordre, aucune causalité, et que toute prédiction est inutile.
À moins d’être vraiment en présence d’un système complexe, il existe un moyen simple de décrire ce système. Ça ne veut pas dire qu’il est facile à comprendre, mais ça doit être simple. La célèbre formule E = mc² n’est pas facile à comprendre, mais elle est simple et élégante.
C’est la marque d’un charlatan que d’essayer d’expliquer des choses simples de manière complexe, et la marque d’un génie que d’expliquer des choses compliqués simplement. (Richard Feynman)
Les descriptions et les définitions complexes doivent être réservées aux systèmes vraiment complexes. Ce dialogue entre Feynman et un de ses élèves illustre bien notre tendance à vouloir compliquer les choses :
R.F. : Voilà une table ronde avec trois pieds. Où est-ce que tu dois t’appuyer dessus pour la rendre le plus instable possible ?
Elève : Probablement au-dessus d’un des pieds, mais attends… je dois d’abord calculer la force nécessaire pour la renverser à tel et tel endroit, et comparer les résultats.
RF : Oublie le calcul. Pense à une vraie table.
E : Mais c’est pas comme ça qu’on est censé faire !
RF : Oublie comment tu es censé faire ; tu as une vraie table devant toi là, avec trois pieds. Ok, maintenant, où est-ce que tu t’appuies ? Que se passe-t-il si tu appuies directement au-dessus d’un des pieds ?
E : Rien du tout.
RF : Exact. Et que se passe-t-il si tu appuies sur le bord, pile entre deux des pieds ?
E : Elle bascule.
RF : Bien, on s’approche.
Parce qu’on aime les choses compliquées, on sous-estime les choses simples. Notre biais pour l’action nous pousse à en vouloir toujours plus, à accumuler plus de choses dans notre vie, à prendre des compléments alimentaires, à faire des exercices compliqués dans la salle de sport. Ne rien faire n’est – à tort – jamais considéré comme une option. On a besoin d’agir, on a besoin d’avoir une solution, et plus elle est compliquée, mieux c’est. C’est l’interventionnisme naïf en action.
Mais on gagnerait à revenir vers plus de simplicité.
Nos idées sont tellement simples que les gens nous demandent sans cesse des mystères quand tout ce que nous avons sont les idées les plus élémentaires… Il n’y a rien de remarquable. Je n’ai pas plus d’idées que les autres. Mais plus souvent que les autres, j’ai évité la stupidité… C’est remarquable à quel point des gens comme nous ont pu obtenir un avantage à long terme juste en essayant constamment de ne pas être stupide, au lieu d’essayer d’être très intelligent. (Charlie Munger)
C’est là que la technique d’inversion prend tout son sens. Au lieu de chercher à être plus fort, plus rapide, plus intelligent que les autres, il suffit d’éviter les erreurs les plus basiques.
Même son de cloche chez son partenaire Warren Buffet :
C’est très simple – évitez juste de faire des conneries. Le plus important, c’est d’éviter les conneries. (Warren Buffett)
Dans un article pour Sports Illustrated, Andy Benoit écrivait que la plupart des génies réussissent non pas en déconstruisant des réalités ultra complexes mais en exploitant des simplicités que tout le monde ignore. On a tendance à croire que les choses sont toujours compliqués, mais les règles de base les plus simples sont souvent les meilleurs. À condition d’avoir une certaine discipline.
Ça ne sert à rien de payer des millions pour développer des stratégies complexes si vous n’êtes pas capable de les appliquer. Ça ne sert à rien d’acheter des hamacs, un babyfoot et des distributeurs de smoothies et d’offrir des massages gratuits si vous ne respectez pas vos employés.
La simplicité est une excellente vertu mais demande beaucoup de travail et d’éducation. Pire encore : la complexité fait vendre. (Edsger W. Dijkstra)
On le voit avec les startups, il suffit d’ajouter « blockchain », « deep learning » ou « crypto » à votre slogan et vous vous retrouvez au centre de toutes les attentions.
Les dangers du jargon
On a tous déjà eu une conversation avec quelqu’un qui utilise du jargon technique incompréhensible là où des mots simples conviendraient parfaitement. On a tous entendu des termes que l’on ne connaissait pas, sans rien dire de peur de paraître débile.
Le jargon est un exemple où le biais de complexité affecte la communication. Quand on abuse de jargon là où ce n’est pas nécessaire, on rajoute des barrières sémantiques qui réduisent les risques que quelqu’un nous questionne ou remette en question nos idées.
Voilà ce qu’Elon Musk annonçait dans une lettre adressée aux employés de Tesla :
« N’utilisez pas d’acronyme ou de descriptif absurde pour les objets, logiciels ou les processus chez Tesla. De manière générale, tout ce qui nécessite une explication empêche la communication. Nous ne voulons pas que les gens aient besoin de mémoriser un glossaire juste pour pouvoir travailler chez Tesla. »
Si Tesla et SpaceX peuvent se passer d’abréviations et de jargon technique, il y a de fortes chances que vous puissiez aussi. Et ça évitera que vos nouveaux employés soient largués dès le premier jour.
L’utilisation d’un langage compliqué n’est pas juste pénible pour les nouveaux arrivants, c’est aussi dangereux. Le jargon en politique ou en économie fait des dégâts. Les gens qui n’ont pas les connaissances pré-requises pour le comprendre se sentent exclus des conversations importantes. Ça les amène à penser qu’ils ne sont pas assez intelligents pour comprendre la politique ou l’économie. Quand un politicien parle d’instaurer « un prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital à 30 % à l’exception des livrets défiscalisés, » ça laisse entendre que la majorité de la population n’a rien à voir avec cette décision.
Voilà un exemple parfait :
Le biais de complexité est un vrai problème en politique. Ça permet aux politiciens de minimiser les critiques de leurs actions. Comment argumenter contre une décision incompréhensible au départ ?
Dans un article pour The Guardian, James Gingell va même jusqu’à considère le jargon comme une menace potentielle contre la démocratie :
« Si nous ne comprenez pas complètement les décisions qui nous concernent, prises pour nous par le gouvernement, comment est-il possible de se révolter ou de réagir de manière efficace ? Certes, nous avons la responsabilité de nous éduquer plus sur les questions importantes, mais je pense qu’il est important que les politiciens et les journalises fassent la moitié du chemin.
[…]
L’économie et les décisions économiques sont plus importantes que jamais. Donc nous devons implorer nos journalistes et nos politiciens de nous écrire et de nous parler plus clairement. Notre démocratie en dépend. »
La complexité peut être une bonne chose, mais pas partout. Comme pour la politique, le biais de complexité est particulièrement présent en finance. Dans un secteur dominé par son imprévisibilité, ça peut vite mal tourner.
Le biais de complexité en finance
Depuis la seconde guerre mondiale, l’économie est devenue très mathématique, basée sur des modèles théoriques. Un modèle nécessite certaines hypothèses, et les critiques de l’économie générale argumentent que plus ces modèles et ces outils mathématiques sont complexes, plus les hypothèses derrière s’éloignent de la réalité. Les modèles deviennent une fin en soi.
C’est comme ça qu’on arrive à la crise de 2008 où même les banques ne comprennent plus leurs propres produits (cf. les CDO synthétiques responsables de la crise des subprimes). De la pure masturbation intellectuelle.
Quand le CFO de Goldman Sachs annonce pendant la crise qu’ils « observent des évènements à 25 écarts-types de la moyenne, plusieurs jours d’affilée, » c’est une manière ultra-sophistiquée de simplement dire « Nos modèles sont complètement faux. »
Hyman Minsky, réputé pour ses études sur les crises financières, recommande une approche plus narrative. Bien qu’ayant une formation en maths, il préfère les idées pouvant être exprimées avec des mots. La plupart des grands économistes, d’Adam Smith à John Maynard Keynes, pensaient de la même façon. Si les maths sont plus précises, les mots peuvent exprimer et jouer avec des idées complexes difficiles à modéliser. Des concepts comme l’incertitude, l’irrationalité, l’exubérance, qui représentent une vue bien plus réaliste de l’économie réelle.
Des modèles théoriques complexes peuvent être utiles, mais ils ne peuvent pas décrire comment les gens agissent dans le monde réel. Ils sont surtout là pour impressionner les autres chercheurs. Ce qui marche sur Excel est à des années-lumière de ce qui marche dans vraie vie. Pour citer Nassim Taleb, les modèles financiers ne jouent pas leur peau.
On ne peut pas expliquer le hasard et les émotions avec précision et rationalité. La finance, c’est comme les maths. Les gens essaient de vous charmer avec la complexité, mais les formules simples et élégantes sont les plus puissantes.
Comment éviter le biais de complexité ?
Le rasoir d’Ockham. C’est le principe de parcimonie, qui consiste à utiliser le moins de causes possibles pour expliquer un évènement. Le rasoir d’Ockham suggère que la solution la plus simple est souvent la meilleure. Quand on manque d’information ou de preuves empiriques, on doit éviter de rajouter des hypothèses et de la complexité juste pour arriver à prendre une décision rapidement.
Le rasoir d’Ockham ne dit pas que la solution la plus simple est forcément la bonne, mais qu’il faut la considérer en priorité. Quand le biais de complexité nous pousse vers des explications étriquées, le rasoir d’Ockham nous aide à réduire le nombre d’hypothèses et à revenir vers les concepts fondamentaux.
Si deux explications peuvent expliquer le même évènement, la plus simple sera sûrement la plus juste.
Via negativa. Formule latine utilisée en théologie pour expliquer ce que Dieu n’est pas, plutôt que ce qu’il est, la via negativa est de manière générale utilisée pour décrire une façon l’amélioration par la soustraction. Au lieu de vous concentrer sur ce qu’il faut faire, mettez l’accent sur ce qu’il faut éviter.
Beaucoup de génies sont connus pour être particulièrement bons pour éliminer la complexité superflue. Einstein par exemple était connu pour formuler ses théories en se basant d’abord sur leur élégance plutôt que leur complexité. Pareil pour Steve Jobs, qui forçait ses employés à designer de manière élégante et épurée, même pour les composants cachés à l’intérieur des boîtiers.
Simple ne veut pas dire simpliste. En dehors des sciences dures, c’est rarement une bonne idée de compliquer vos modèles pour englober certains cas particuliers. Les modèles, les règles, les patterns ont tous des exceptions. Ça ne les invalide pas pour autant.
Ce qui compte, ce n’est pas la perfection d’un modèle, mais son utilité.
Article elegant qui decrit de maniere simple mais non simpliste un vrai probleme que l’on retouve dans tous les domaines!
100% d’accord pardonnez moi cette référence (qui fait un peu pompeuse) mais c’est là base de toute science (de Montesquieu à Weber (idéal type) en passant par Tocqueville et Durkheim etc).