Le point commun entre la FIFA, Wall Street et les dictatures

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Robert Rizzo a été maire de Bell, petite ville de la banlieue de Los Angeles, entre 1993 et 2010.

À la fin de son mandat en 2010, il touchait un salaire annuel de 787.000$. À titre de comparaison, le gouverneur de Californie gagne 200.000$ par an, et le président des États-Unis environ 400.000$.

Comment le maire d’une petite ville de 36.600 habitants peut-il avoir un salaire de presque un million de dollars ?

Après son élection en 1993, sous prétexte que les élus locaux – dont Rizzo lui-même – savent mieux ce qui est bon ou pas pour leur ville que les élus de l’état, Rizzo organise un vote spécial pour faire de Bell une charter city (permettant à la ville de ne plus être soumise aux lois de l’état californien).

Une fois Bell déclarée « ville charter », Rizzo n’a alors plus de comptes à rendre qu’aux cinq autres membres du conseil municipal. Plus besoin de tout déclarer à l’état : ce qui se passe à Bell reste à Bell.

Ce vote dans la poche, il augmente l’impôt foncier local à 1,55% (soit 50% plus que dans les quartiers les plus huppés de Beverly Hills), générant un surplus budgétaire énorme à sa disposition. Surplus qu’il utilise ensuite pour se mettre dans la poche ses conseillers municipaux en augmentant leur salaire de base de 8.076$ à plusieurs centaines de milliers de dollars. En échange, ils doivent approuver l’augmentation régulière de son salaire chaque année, passant de 72.000$ en 1993 à 787.000$ à son départ en 2010.

Aux yeux du public, Rizzo et son conseil municipal présentaient un budget équilibré, ce que peu de villes étaient capables de faire. Du coup, personne n’a jamais posé de questions.

Rizzo n’était pas un chef de guerre ou un dictateur au sens classique – seulement élu municipal d’une ville de l’une des démocraties les plus stables de l’histoire – mais il a fait ce que peu d’autocrates peuvent se vanter d’avoir réussi.

On peut en tirer des enseignements importantes :

1) La politique n’est pas une question d’intérêt général, mais de comment arriver et rester au pouvoir.

2) La survie en politique est plus facilement assurée si l’on ne dépend que d’un nombre de soutiens restreint. Rizzo ne devait rendre des comptes qu’à six conseillers municipaux, eux-mêmes ne devant rendre des comptes qu’à trois ou quatre cents votants.

3) Quand on parle de politique, on doit s’efforcer de mettre de côté les grandes idées d’intérêt public ou de bien commun, et se focaliser sur les actions et les intérêts spécifiques de chaque leader en particulier.

Ce cas temporaire de quasi-despotisme en plein cœur d’une démocratie est idéal pour comprendre la politique et les dynamiques du pouvoir à travers la théorie du sélectorat.

La théorie du sélectorat

La théorie du sélectorat s’écarte de la vision de la politique que l’on apprend à l’école. Elle offre un cadre plus fidèle à la réalité, s’éloignant du principe « une voix, un vote » pour aller vers un système où la célébrité et l’argent ont plus de poids dans le résultat final que le simple fait d’aller voter.

Développée par Bruce Bueno de Mesquita et Alastair Smith et popularisée dans leur livre The Dictator’s Handbook, elle partage le paysage politique en trois catégories :

  • Le sélectorat nominal (les interchangeables) – tous ceux qui ont le droit de vote.
  • Le sélectorat réel (les influenceurs) – ceux qui se déplacent au bureau de vote pour aller déposer leur bulletin.
  • La coalition gagnante (les essentiels) – le sous-ensemble du sélectorat réel dont les décisions ont véritablement de l’influence. Ceux dont le soutien est indispensable au leader pour survivre politiquement.

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Pour nos élections présidentielles par exemple, on aurait la décomposition suivante :

  • Les interchangeables : tous les électeurs inscrits (environ 46 millions de gens)
  • Les influenceurs : ceux qui sont vraiment allés voter (un peu moins de 37 millions)
  • Les essentiels : les médias majeurs, les personnalités publiques influentes (hommes d’affaires, acteurs, anciens présidents), etc.


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En analysant ces catégories, on peut comprendre ce qui se passe en coulisses. C’est la différence de taille entre ces trois groupes qui régule la plupart des décisions politiques – ce que les leaders peuvent faire ou ne pas faire, à qui ils doivent rendre des comptes, et la qualité de vie relative (ou l’absence de qualité) de ceux qu’ils gouvernent.

La vision manichéenne du spectre politique, avec les autocrates et les tyrans d’un côté et les démocrates de l’autre, n’est qu’une fiction confortable.

Ces gouvernements ne sont pas de natures différentes. Ils diffèrent seulement dans la dimension de leur sélectorat et de leur coalition gagnante.  Dimensions qui limitent ou libèrent ce que les leaders peuvent et doivent faire pour rester en poste.

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Une dictature est en fait un gouvernement basé sur un nombre très petit d’essentiels, tirés d’un large groupe d’interchangeables, et en général d’un nombre relativement restreint d’influenceurs.

De l’autre côté du spectre, une démocratie est un gouvernement fondé sur un très large groupe d’essentiels et d’un très large groupe d’interchangeables (avec le nombre d’essentiels quasiment égal au nombre d’interchangeables).

Enfin, si l’on parle de monarchie ou de junte militaire, c’est que le nombre d’interchangeables, d’influenceurs et d’essentiels sont tous les trois réduits.

Cette théorie du sélectorat nous enseigne une leçon importante à propos du pouvoir et de la justice sociale :

Si la démocratie est une meilleure forme de gouvernement que l’autocratie, ce n’est pas parce que les présidents intrinsèquement meilleurs que les dictateurs, mais simplement parce que les présidents doivent satisfaire un sélectorat bien plus large.

Pour faire simple :

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Ce n’est pas l’individu au pouvoir qui importe, mais la façon dont ce pouvoir est distribué au sein du système. Ce qui est mieux pour le leader ne l’est pas nécessairement pour la majorité, et vice-versa.

L’art et la science de gouverner résident donc dans cette gestion des interchangeables, influenceurs et essentiels.

Nicholas Machiavel n’avait pas à sa disposition toutes les statistiques mais voyait l’art de gouverner de la même façon :

Celui qui veut faire un royaume ou un principat dans un pays où l’égalité règne doit créer de toutes pièces des gentilshommes, pas seulement de nom, mais aussi de fait, en leur donnant des châteaux et des possessions, ainsi que de l’argent et des sujets, […] afin qu’il puisse se maintenir au pouvoir, et que grâce à son support eux puissent satisfaire leur ambition.

Dans une démocratie, ou tout autre système où la coalition gagnante est assez large, ça ne vaut pas le coup de garantir la loyauté des membres par le biais de biens privés. Il faudrait trop d’argent pour que ça soit efficace. Donc les gouvernements plus démocratiques mettent l’accent sur les politiques publiques afin d’améliorer le bien-être général et satisfaire le plus grand nombre de gens possible.

En revanche, les dictateurs ou les monarques doivent rendre des comptes à un groupe d’essentiels très réduit. Comme l’avait pressenti Machiavel, il est bien plus intéressant pour eux de gouverner en dépensant une grosse partie de leur budget pour acheter la loyauté de leur coalition grâce à des biens privés, même si ces bénéfices se font au détriment des contribuables.

Le sélectorat dans l’entreprise

De Mesquita et Smith situent la plupart des entreprises cotées en bourse du même côté du spectre politique que les dictatures, avec un nombre très réduit de gens décident généralement si le CEO reste ou non à la tête de l’entreprise. Nombre tellement réduit que le CEO peut se maintenir au pouvoir en rendant ce groupe heureux (et riche) plutôt que de se concentrer sur le reste des actionnaires.

La meilleure façon de rester au pouvoir est de garder sa coalition réduite au minimum, et de s’assurer que ses membres savent qu’il y a plein de gens prêts à prendre leur place. C’est pourquoi presque toutes les entreprises cotées en bourse ont adopté le système d’élections truquées si cher à Lénine. Avec des milliers – voire des millions – d’actionnaires sous la main, et un conseil d’administration limité, le CEO est garanti de rester en poste même lorsque ses résultats sont mauvais du moment que la coalition est satisfaite.

On comprend plus facilement pourquoi, selon le NYTimes, Wall Street a dépensé 18,4 milliards de dollars en bonus lors de la crise de 2008.

Un homme a toujours deux raisons de faire ce qu’il fait : une bonne raison, et la vraie raison. (JP Morgan)

Que cette citation nous vienne de l’un des plus puissants banquiers de l’histoire ne manque pas d’ironie.

Un leader accompli sait qu’il doit toujours faire passer les besoins de ses soutiens essentiels avant ceux de la majorité. Aussi cynique que ça puisse paraître, la première étape pour comprendre comment fonctionne la politique est de chercher à savoir sur quoi (et sur qui) les leaders dépensent leur argent.

JP Morgan l’avait bien compris : il y a toujours moyen de se cacher derrière des principes idéologiques ou la morale pour défendre un intérêt en particulier. Surtout quand il s’agit du sien.

Si cette théorie est utile pour analyser plus objectivement les comportements politiques dans les organisations où l’argent est la raison d’être, qu’en est-il des ONG ?

Le CIO et la FIFA sous les projecteurs

Le CIO est, selon son site internet, une organisation internationale indépendante à but non lucratif, composée de volontaires. Impensable de se dire que les règles du sélectorat s’appliquent aussi à ce genre d’institutions.

Et pourtant plus personne n’est surpris quand les affaires de corruption et de pots-de-vin impliquant un membre du CIO font la Une des journaux.

Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu tend à corrompre absolument. (Lord Acton)

Ce lien de causalité marche dans les deux sens : si le pouvoir amène la corruption, la corruption amène en général aussi au pouvoir. Un coup d’œil à la structure de l’organisation nous explique pourquoi on pouvait s’y attendre.

Le CIO est composé de 115 membres, donc 58 votes suffisent pour être garanti d’être élu président ou de gagner le droit d’organiser les prochains Jeux.

C’est la structure du CIO qui réside au cœur de ces différents scandales. Quand 58 votes garantissent la Victoire, et que le président du CIO peut lui-même choisir les membres de l’organisation, la corruption et les pots-de-vin seront toujours les meilleurs outils de contrôle du politicien.

Cette stratégie restera la “bonne” pour tout président voulant garder son poste tant que l’institution restera structurée de cette façon. Une régulation plus stricte des « cadeaux » et des déplacements ne pourra pas changer les incitations sous-jacentes pour les pays candidats à l’organisation des Jeux de rivaliser au niveau des récompenses personnelles pour les membres du CIO plutôt que d’un meilleur management et des meilleures installations lors des Jeux.

Même son de cloche à la FIFA, elle aussi organisation à but non lucratif. Tellement non lucratif qu’elle se retrouve assise sur 1,523 milliard de dollars de réserves. Selon ses statuts, c’est pour « garantir son indépendance. »

Si la FIFA compte 209 associations nationales affiliées à travers le monde (alors que l’ONU n’en compte que 198…), seuls les 37 membres du comité exécutif peuvent désigner le pays organisateur de la Coupe du Monde. Le vainqueur n’a donc besoin que du support de 19 membres – au maximum.

On comprend mieux pourquoi les trois derniers présidents sont respectivement restés treize, vingt-quatre et dix-sept ans à la tête de l’institution. Sachant que Sepp Blatter venait de se faire réélire au moment du scandale de corruption qui lui a valu sa suspension, il aurait certainement dépassé les vingt ans au pouvoir lui aussi.

Suites au scandale de 2015 et aux inculpations qui ont suivi, de nombreux changements ont été effectué (mandats limités pour les dirigeants, contrôle renforcé des mouvements financiers, divulgation des rémunérations individuelles). Mais si ces changements devraient limiter les possibilités de corruption et de pots-de-vin, aucun d’entre eux ne s’attaque au vrai problème.

Il existe pourtant des moyens simples de réformer ces institutions et remettre le sport et la compétition à l’honneur. Une comparaison des niveaux de corruptions au sein de ces deux institutions nous montre la voie.

Acheter les JO demande à peu près quatre fois plus de votes que pour acheter la Coupe du Monde. 58 contre 13. Et si les détails des allégations de corruption s’avèrent corrects, la taille des pots-de-vin est aussi plus faible, entre 100 et 200 000 USD par vote contre 800 000 USD.

Quand le nombre de soutiens nécessaires augmente à la prise de pouvoir, les bonus privés diminuent proportionnellement. La corruption pourrait être éliminée – ou au moins réduite – en augmentant simplement le nombres de membres du sélectorat. Dans le cas du CIO, tous les Olympiens pourraient avoir le droit de vote pour élire les dirigeants et le site des futurs Jeux. Il y avait plus de 11 000 athlètes aux Jeux de Rio et presque 4 000 aux Jeux de Pyeongchang.

En augmentant la taille de la coalition, on oblige le leader à privilégier le bien commun.

Le problème est que faire ce qui est bon pour la majorité est souvent très mauvais pour le leader. C’est une leçon importante en politique : en fin de compte, le but est d’être le leader, pas d’être un bon leader.

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Si cette théorie n’est pas exempte de tout reproche, c’est un modèle élégant de simplicité pour analyser la politique et le pouvoir au sein d’une organisation.

Tout n’est pas noir ou blanc. Ce n’est pas le démocrate contre le dictateur, le bien contre le mal. L’erreur fondamentale d’attribution appliquée à la politique nous montre que le caractère situationnel est souvent négligé au profit du caractère individuel des différents acteurs.

On est tous plus ou moins avides, que ce soit d’argent, de reconnaissance, de pouvoir. La différence est que certains ont la possibilité d’agir en conséquence, alors que la plupart d’entre nous devons nous contenter de quelques miettes.