Lisibilité, efficacité, fragilité

Ce n’est pas le nouveau slogan de la République, mais ça pourrait l’être, tant ces trois défauts font partie de quotidien des grosses organisations.

Car c’est bien de défauts qu’il s’agit, même si les deux premiers sont perçus comme des qualités.

LISIBILITÉ

La lisibilité est un concept tiré du livre de James Scott, Seeing like a state. L’idée est la suivante : seul ce qu’on peut mesurer est réel, et tout ce qui est réel peut être mesuré.

Le livre commence avec la mise en place par l’État Allemand de la sylviculture “scientifique”, dont le seul but est de maximiser les revenus d’une forêt. On mesure sa superficie, son rendement et sa valeur marchande, et seules ces variables sont prises en compte. Les forêts sauvages et incontrôlées étant littéralement illisibles aux yeux de l’État, les forêts avec une riche diversité d’espèces vivant à l’état sauvage deviennent des cultures ordonnées composées uniquement de variétés à haut rendement.

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Forêt naturelle illisible vs. Forêt « scientifique » lisible (Seeing Like a state)

Le résultat ? Une catastrophe aujourd’hui connue sous le nom de monoculture.

Cette image n’est pas une exception, et le mot « lisibilité » n’est pas une métaphore. Le vrai sens du mot – qui est facile à lire – est à considérer.

Le livre regorge d’images du même style :

  • des terres cultivables parfaitement divisées en carrées vs. des terres déconcertantes au premier abord, mais conformes à la topographie locale et à la qualité du sol,
  • des villes « trames » rationnelles et invivables, comme Brasilia vs. des villes chaotiques et vivantes comme Sao Paolo, etc.

L’échec de cette pensée vient du fait de croire que toute réalité florissante, fonctionnelle et prospère doit être lisible. Ou du moins plus lisible aux yeux de l’état qui l’observe de loin (beaucoup de photos du livre sont d’ailleurs des vues aériennes).

L’esthétique moderniste – Le Corbusier en tête – amène nécessairement à la simplification, car une réalité qui a plusieurs buts est toujours perçue comme illisible quand on l’observe avec une perspective unique. Tous les éléments qui ne servent pas cette vision unique ajoutent de la confusion et sont donc éliminés dans une tentative de « rationalisation ».

Le modernisme autoritaire

C’est la façon de penser typique des états et des grosses organisations. Scott la décrit comme le modernisme autoritaire.

La recette est simple :

  • On observe une réalité confuse et complexe, comme les dynamiques sociales d’une vieille ville
  • On n’en comprend pas les subtilités complexes
  • On attribue cet échec à l’irrationalité de ce qu’on voit, plutôt qu’à nos propres limitations
  • On met au point une vision idéalisée de la réalité en partant de zéro
  • On se convainc que la simplicité relative et l’ordre apparent de cette vision sont rationnels
  • On abuse de l’autorité pour l’imposer, en démolissant l’ancienne réalité si nécessaire
  • On observe notre utopie rationnelle échouer lamentablement

C’est ce qui arrive quand on considère l’objet observé comme irrationnel parce qu’on ne le comprend pas. Cette erreur vient de notre désir de contrôle.

Un besoin de contrôle

On aime la lisibilité parce qu’elle calme le chaos apparent. Considérez les deux images ci-dessous :

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Lisible et relaxant vs. Illisible et anxiogène

Le cerveau devient fou quand on lui présente du bruit blanc – la 2e image – parce qu’il s’efforce de trouver de l’ordre dans le chaos. C’est la raison pour laquelle on utilise des images ordonnées, comme le damier noir et blanc, pour calmer et rassurer des patients notamment.

Brasilia, le « joyau » de Niemeyer, et sa création la plus décriée – est un exemple de cette pensée moderniste. L’infrastructure de la capitale brésilienne est impressionnante, mais vous n’y croiserez aucun piéton. La question n’est pas de savoir si c’est une ville où il fait bon vivre ou pas : ses habitants ne la considèrent même pas comme une ville.

Burdett, Chief Advisor pour l’Architecture et l’Urbanisme des JO de Londres en 2012, explique que Brasilia n’a pas la complexité d’une ville normale. C’est plus une sorte de campus pour le gouvernement ; les gens la fuient le jeudi soir pour aller s’amuser à Sao Paolo et Rio.

C’est ce qui se passe quand on essaie de rendre lisibles les systèmes complexes.

Un système complexe qui fonctionne évolue toujours à partir d’un système simple qui fonctionnait. Un système complexe fait à partir de zéro ne marche jamais, et ne peut pas être rafistolé ou corrigé a posteriori. Vous devez forcément partir d’un système simple qui marche.

La recherche systématique de l’efficacité n’est pas toujours souhaitable. Dans l’optique de rendre un système complexe plus lisible, on optimise un paramètre particulier, sans comprendre l’ensemble des interactions entre les différentes parties de ce système.

C’est la deuxième erreur classique des organisations centralisées.

EFFICACITÉ

Dans un monde ultra compétitif, où les marges s’érodent chaque jour un peu plus, l’efficacité est sur toutes les lèvres Tout doit être mesuré, surveillé, optimisé.

Mais à quel prix ?

Le Bitcoin, ou l’inefficacité comme solution

La technologie derrière le Bitcoin consomme énormément d’énergie – en 2019, ca représentait l’équivalent d’un pays comme le Bangladesh. Tout ça pour faire fonctionner la blockchain, seulement capable de traiter 4,6 transactions par seconde, contre environ 1.700 pour VISA.

Pour les ingénieurs, les businessmen et tous ceux qui sont sensibles au réchauffement de la planète, c’est une aberration.

Mais ceux qui pointent du doigt l’inefficacité du Bitcoin ratent le plus important, parce qu’elle permet d’obtenir quelque chose de bien plus précieux : la scalabilité sociale.

La scalabilité sociale, c’est la capacité d’une institution à surmonter les limites de l’esprit humain. Sans les institutions centralisées ou les innovations technologiques du passé, la participation à des événements humains partagés se limiterait à environ 150 personnes – le fameux nombre de Dunbar.

La blockchain permet de minimiser la confiance nécessaire à tout échange entre deux humains. Plus besoin de faire confiance à quelqu’un pour lui transférer des fonds, il suffit d’avoir confiance dans la technologie. Mais on ne peut pas maintenir cet avantage et atteindre la même vitesse que pour le réseau VISA. C’est un compromis nécessaire, où on sacrifie la performance pour assurer la sécurité, l’indépendance et l’intégrité de la blockchain.

Si on optimise la technologie pour que la blockchain soit le plus efficace possible, les bénéfices sont immédiatement visibles – plus économe en énergie, plus rapide pour valider les transactions – mais les coûts à long terme sont invisibles. On perd l’essentiel de sa valeur, à savoir la scalabilité sociale.

Les dérives du CRISPR

Là aussi, la technologie est révolutionnaire. Mais elle a un énorme défaut : dans un souci d’efficacité (guérison de maladies ou eugénisme), on optimise un paramètre spécifique (l’ADN) d’un système complexe (le corps humain) sans comprendre le fonctionnement de ce dernier.

Avec parfois des conséquences catastrophiques.

Un exemple parfait de bénéfices visibles à court terme et de coûts invisibles à long terme.

Productivité et innovation

Si tout est parfaitement optimisé dans votre vie ou votre entreprise, vous ne pouvez tolérer aucune erreur. Si vous n’avez plus le droit à l’erreur, vous ne pouvez rien essayer de nouveau. Donc vous ne pouvez pas innover.

Quand vous n’avez plus aucune marge d’erreur possible, vous ne supportez pas le changement (puisque vous avez optimisé pour les conditions actuelles). Si vous ne supportez pas le changement, par définition, vous êtes fragile.

Pareil si vous bossez 80h/semaine. Vous n’avez pas de marge si plusieurs nouveaux projets tombent en même temps, pas de marge pour travailler plus en cas d’urgence. La volatilité devient votre ennemie : vous devenez fragile.

FRAGILITÉ

Le dernier péché de la liste, probablement le plus évident.

Le cas Amazon

En 2002, Jeff Bezos a l’une de ses idées les plus brillantes : dans un monde où les espaces en rayon sont illimités, le réactif limitant pour Amazon n’est plus son trafic Internet, sa capacité à livrer ou le nombres de produits en catalogue, mais sa propre bureaucratie.

Nous avons rencontré l’ennemi. Et l’ennemi, c’est nous. (Walt Kelly)

Pour ne plus être son propre goulet d’étranglement, Bezos ouvre tous les services d’Amazon à la concurrence. À n’importe quel prix. Amazon devient un client normal parmi tous les clients d’Amazon.

Amazon reste une superpuissance, mais elle est désormais divisée en business units séparées (AWS, Marketplace, magasins online et offline, Produits Sponsorisés, etc.).

Les effets d’échelle peuvent être un avantage, mais vous perdez en rapidité ce que vous gagnez en « efficacité ». Vous faites des économies d’échelle… que vous dépensez derrière par manque de réactivité.

La clé ? Décentraliser pour mieux régner.

Netflix et le Chaos Monkey

Créé en 2011, le Chaos Monkey est un outil qui sert à tester la résilience des systèmes informatiques de Netflix.

Le principe est simple. Au lieu de travailler dans un environnement théorique sans panne, on simule la réalité en « tuant » des instances au hasard. Imaginez un singe lâché dans un data center, arrachant les câbles et cassant tout sur son passage.

L’idée est de construire des systèmes redondants permettant d’éviter à l’infrastructure d’être paralysée en cas de problème. En amenant de la volatilité dans le système, on s’assure qu’il soit moins fragile.

Antifragilité > efficacité.

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Si vous ne devez retenir qu’une chose de cet article, faites en sorte que ce soit cette citation attribuée à Albert Einstein :

Tout ce qui est mesurable n’est pas forcément important, et tout ce qui est important n’est pas forcément mesurable.

Ne soyez pas la dinde de Noël.

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Références :

Nick Szabo – Money, Blockchains and social scalability

Venkatesh Rao – A big little idea called legibility