Le mal des mots

Plus votre vocabulaire est large, plus vos raisonnements sont raffinés. C’est pour ça que lire vous aide à mieux écrire. Parce que vous apprenez des mots nouveaux. C’est aussi pour ça qu’écrire vous aide à réfléchir, parce que ça vous force à nommer les concepts que vous avez dans la tête, à les rendre réels.

Ça ne veut pas dire que vous devez utiliser des mots pompeux dans vos écrits. Au contraire, si vous utilisez un vocabulaire précis, vous pourrez réduire la longueur et l’ennui de vos phrases.

Le problème aujourd’hui, c’est qu’on manque de mots.

Une pénurie de mots

Les limites de votre langage définissent les limites de votre univers.

Wittgenstein

Prenons l’exemple de la Silicon Valley. Le centre névralgique de l’écosystème tech est aux US, donc tous les termes importants naissent en anglais. Mêmes les plus basiques – startup, scaler, SaaS – ne sont jamais traduits. Quand vous écrivez en français sur la tech, impossible d’y couper, vous allez utiliser des mots anglais une phrase sur deux.

Le problème, c’est que ça peut vite devenir pénible pour le lecteur. Et si l’auteur fait l’effort de traduction, le résultat porte à confusion à cause du manque de nuance.

Quelques exemples :

  • Rich vs Wealthy : Dans les deux cas, t’es juste riche. On ne fait pas la distinction, à moins d’aller chercher des mots tellement peu utilisés que le lecteur ne nous pardonnerait pas (ex : nanti, opulent)
  • Accountability : la traduction littérale serait « responsabilité ». Mais ça ne suffit pas, ça manque de nuance. Alors que c’est un concept clé de la réussite.
  • D’ailleurs, même business n’a pas de vraie bonne traduction. Les monde de l’entreprise ? Le monde des affaires ? C’est vraiment le mieux qu’on puisse faire ?

C’est dingue que des termes ou des concepts aussi importants et aussi courants n’aient pas de traduction. Et quand bien même on arrive à trouver une expression qui va bien, comprise par tout le monde, les résultats peuvent être handicapants.

Un manque de nuance

Dans cet article sur le pouvoir de l’image, j’évoquais l’exemple du réchauffement climatique. Difficile de quantifier l’impact de ce choix sémantique, mais je suis prêt à parier que moins de gens seraient dans le déni aujourd’hui si on avait appelé ça changement climatique dès le début. Forcément, quand on entend que la planète se réchauffe mais que les hivers sont de plus en plus rudes, on a plus de mal à y croire.

La matière noire illustre bien l’importance de la dénomination d’un nouveau concept. Quand on réalise que la matière noire n’est en réalité pas de la matière, on comprend pourquoi la communauté scientifique n’arrive pas à se mettre d’accord sur le sujet. Neil deGrasse Tyson, superstar de l’astrophysique, suggérait qu’on la renomme « gravité noire », un nom plus approprié quand on considère nos connaissances actuelles… en la matière.

Ça semble anodin, mais quand on sait qu’un seul mot, qu’un seul concept, peut nous ouvrir tout un nouveau champs des possibles, on réalise l’impact que ça peut avoir. À se demander quels autres blocages on s’impose à cause du manque de vocabulaire précis.

L’exemple du Japon et de l’Allemagne

L’allemand et le japonais sont fantastiques de ce point de vue. Voilà 3 de mes exemples préférés dans chacune des langues :

  • Kintsugi : La réparation par l’or

Vieux de plusieurs centaines d’années, le kintsugi est l’art de réparer des poteries cassées en utilisant une laque dorée. Au lieu d’être cachées et oubliées, les fissures et les cassures sont mises en avant et célébrées. L’objet réparé affiche alors fièrement ses cicatrices.

Embrassez vos expériences, qu’elles soient positives ou négatives, et chérissez vos erreurs au fur et à mesure que vous vieillissez.

  • Tsundoku : L’art d’acheter un livre et de ne pas le lire

C’est la fameuse antilibrairie chère à Umberto Eco. Une pratique qu’on connait tous : on achète un livre, on le range sur l’étagère, pour ne plus jamais l’en déloger.

Si dans la culture occidentale, cette pratique est perçue comme étant négative, ce concept n’est pas péjoratif dans la culture japonaise. Vous n’avez pas à finir tout ce que vous commencez. Il y a quelque chose d’excitant, de presque magique, à avoir autant d’histoires à sa disposition. Elles attendent patiemment qu’on soit prêt à découvrir les mondes imaginaires qu’elles renferment.

  • Oubaitori : L’art de ne jamais se comparer aux autres

Ce terme utilise les quatre caractères kanji des quatre fleurs emblématiques du pays : la cerise, la prune, la pêche et l’abricot. Quatre fleurs qui fleurissent toutes au printemps, mais chacune à sa façon.

Une manière de dire qu’on ne devrait pas se comparer aux autres, mais célébrer nos propres traits de caractères et nos aptitudes uniques.


  • Schadenfreude

« Joie malsaine » ou « joie maligne », c’est ce fameux plaisir que l’on éprouve en observant le malheur des autres.

  • Schwerpunkt

“Une opération militaire sans schw­er­punkt, c’est comme un homme sans caractère.”

Maréchal Paul von Hindenburg

Schw­er­punkt se traduit littéralement par “point dur », ou « point difficile ». Le terme nous vient de l’œuvre de Clausewitz, De la guerre, où il l’utilise au sens objectif stratégique. Pour les militaires, c’est l’art de combiner ses efforts pour appliquer la force maximale là où l’ennemi est le plus faible. Ça implique de se focaliser sur la tâche la plus importante, et de laisser tomber le reste.

On devrait toujours pouvoir résumer une stratégie en une phrase. Le schwerpunkt, c’est cette phrase.

  • Fingerspitzengefühl

Je suis incapable de le prononcer, mais j’aime beaucoup le concept. Sa traduction littérale donnerait « sensation du bout des doigts ». On peut le voir comme un sentiment intuitif, ou le fait de prendre le pouls de la situation.


TL;DR: Votre horizon s’élargit quand votre vocabulaire s’enrichit.

Sur ce, bon hygge à tous !