Jeux finis, jeux infinis

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Tout commence par une simple observation.

Vous regardez deux enfants jouer. Parfois, ils veulent terminer la partie, gagner, récupérer la coupe : le jeu a une fin. Et parfois, leur but n’est pas de gagner, mais de jouer le plus longtemps possible. Ils veulent recruter d’autres enfants pour jouer avec eux. Pour jouer à l’infini.

La difficulté dans la vie, ce n’est pas de comprendre comment jouer au mieux, mais de comprendre à quel jeu on joue. (Kwame Anthony Appiah)

Jeux finis, jeux infinis

James Carse définit les jeux finis par des règles uniques et fixes. Si les règles changent, c’est un jeu différent. Si vous jouez au foot et que vous avez le droit de prendre le ballon avec les mains, ça devient du hand.

Les règles d’un jeu infini, par contre, peuvent changer en cours de jeu. Si un jeu fini est semblable à une frontière, dont vous pouvez vous approcher ou que vous pouvez franchir, un jeu infini est semblable à l’horizon : plus vous vous en approchez, plus il s’éloigne de vous.

Pourquoi c’est intéressant ? Parce que le type de jeu définit les actions des joueurs. Nous sommes l’environnement les uns des autres.

À court terme, le jeu définit les joueurs. À long terme, ce sont nous, les joueurs, qui définissons le jeu.

Créez les conditions nécessaire pour construire un environnement fertile à la confiance. Et avant de commencer à jouer, apprenez les règles.

Ils n’ont pas compris le jeu, mais ils suivent les règles. (Orelsan)

Survivre avant tout

Il n’y a pas de vainqueur en affaires. On ne bat pas ses concurrents, ils perdent l’envie ou les ressources nécessaires pour jouer. Ils abandonnent. Comme tout jeu infini, il n’y a ni début, ni fin. Le business existe depuis bien plus longtemps que n’importe quelle boîte encore en vie aujourd’hui et durera plus longtemps que n’importe laquelle de ces boîtes.

Timothy Dunne, Mark Robert et Larry Samuelson ont étudié la longévité des entreprises dans l’industrie. Après avoir analysé plus de 250.000 entreprises américaines, ils ont remarqué que 35% d’entre elles quittent l’industrie dans les 5 ans après y être entré, et 80% dans les 10 ans.

Il ne s’agit pas de gagner, mais de survivre.

Seuls les perdants jouent pour gagner. Les joueurs infinis jouent pour se battre eux-mêmes. La concurrence érode les profits, c’est une course sans fin vers le dépôt de bilan. Une concurrence saine, c’est bien pour les sportifs, pas pour les entreprises.

Competition is for losers

Quand General Motors est devenu une entreprise publique après la crise de 2008, Dan Akerson, son CEO, déclarait la boîte enfin libre de ses dettes et prête à rivaliser avec ses concurrents. Son slogan de l’époque ? “Que la meilleure voiture gagne !”

Mais être le leader de l’industrie, battre la concurrence, ça ne veut rien dire. Dans un jeu infini qui n’a ni vainqueur ni perdant, ça n’a aucun sens

Vous voulez être le numéro 1 sur le marché ? En vous basant sur quelle métrique ? La part de marché, les profits, le nombre d’employés ? Sur quelle durée, 1 mois, 1 an, 10 ans ?

Cherchez à être unique, pas à être le meilleur. Se focaliser sur la concurrence conduit à la médiocrité. Il faut éviter la compétition et chercher à créer de la valeur au lieu de chercher à battre ses rivaux.

Quand plusieurs personnes font la même chose, il y a beaucoup de compétition, et peu de différenciation. Fuyez la compétition, évitez les tendances, et bossez sur un problème unique que personne d’autre n’essaie de résoudre.

Les joueurs finis jouent à l’intérieur des frontières, les joueurs
infinis jouent avec les frontières.

Jouez avec les frontières. C’est là où naît l’innovation. La fameuse « disruption » chère à la Silicon Valley.

Et dès que vous le pouvez, garantissez la répétition entre les joueurs.

Répétition => coopération

La mémoire collective et le statut social permettent l’instauration de jeux où la coopération est la stratégie dominante là où la défection aurait été la norme. Si vous voulez encourager la coopération plutôt que la défection, faites-en sorte de garantir la répétition entre les joueurs.

Prenons un exemple. Pourquoi dans les grandes villes, les restaurants dans les endroits touristiques, en plus d’être plus chers, sont souvent moins bons que ceux où vont les locaux ?

Parce qu’ils ne jouent pas au même jeu.

Les restos locaux misent sur la répétition. Ils ne peuvent pas se permettre de considérer le client comme une transaction unique. Les restaurants de quartier doivent investir dans la relation client, en offrant un digestif ou le café à la fin du repas par exemple. Alors que les restos touristiques savent que les touristes ne font que passer et ne reviendront pas. Certes, les critiques / notes peuvent jouer un rôle, mais quand on voit à quel point il est facile de cheater le système

Quand il n’y a pas de répétition entre les différents acteurs, on favorise
les décisions à court terme. La coopération n’est plus la meilleure option.

La politique est un bon exemple. Les politiciens jouent un jeu fini :
ils doivent gagner les élections pour être élus pour un mandat fini. La
coopération n’est pas dans leur intérêt puisque la répétition n’est pas
garantie.

Du coup, tous les coups sont permis pour surprendre l’opposition :
distractions, falsifications, mensonges. Le but, c’est d’être élu. Puis le jeu
s’arrête, et il faut déjà penser à la partie suivante, aux prochaines élections.
Et tant pis pour le mandat en cours.

Idem dans beaucoup de grosses boîtes, où l’absence de répétition entre les
employés (ou vis-à-vis des clients, ou des fournisseurs) pousse tout le monde à
penser court terme. L’objectif, c’est le prochain quarter, ou la prochaine
promotion. Il faut d’abord penser à sa gueule. Le jeu devient Je.

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Cette façon de voir le monde est intéressante parce qu’elle est transférable à tous les environnements. Jusque dans l’intimité de nos relations amoureuses. Beaucoup de livres et de TED talks font l’éloge de la vision long terme nécessaire en entreprise, rares sont ceux qui évoquent l’aspect personnel.

Jeux sexuels

Ce qu’on désire dans tout jeu sexuel, ce n’est pas de vaincre l’autre, mais de posséder le vaincu. C’est le seul jeu fini où le prix du vainqueur est littéralement l’adversaire vaincu.

La séduction est conçue pour se terminer.

Le temps s’écoule et tout ce qui reste n’est qu’un souvenir. La séduction ne peut pas être répétée. Une fois qu’elle a gagné (ou perdu) un jeu fini particulier, le jeu ne peut plus être joué. Les moments passés sont hors d’atteinte. Les amants se rappellent vivement certains moments extraordinaires, mais ces mêmes moments leur rappellent leur incapacité à les recréer. Leur appétit pour la nouveauté dans les rapports sexuels – nouvelles positions, drogues, cadre exotique, partenaires supplémentaires – n’est que la recherche de nouveaux moments qui ne survivront que dans leurs souvenirs.

Comme pour tout jeu fini, le but de la sexualité est d’arriver à sa fin. C’est pour cette raison qu’on perd immédiatement de l’intérêt après le sexe. Parce que le jeu (fini) est terminé. On a gagné. Il ou elle a perdu.

L’alternative ? Des jeux (sexuels) infinis, sans vainqueur. Où le but est de jouer le plus longtemps possible. Jusqu’à ce que la mort nous sépare.

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Pour en savoir plus :
Jeux finis, jeux infinis – James Carse
Most leaders don’t even know the game they are in – Simon Sinek