En 1902, le gouvernement colonial français à Hanoï fait face à un important problème de rat. Porteurs de la peste, ils pullulent dans les égouts de la ville, contaminant au passage ses habitants.
À court de solutions, l’administration décide alors d’offrir une à prime à quiconque lui ramène… une queue de rat. Les résultats sont immédiats, des milliers de queues sont rapportées chaque jour aux autorités. Sur le papier, l’opération est un succès total.
Mais sur le terrain, le tableau est différent. Il y a toujours autant de rats en ville, et, phénomène étrange, certains sont même aperçus… sans queue. Des élevages de rats seront découverts plus tard dans les faubourgs de Hanoï, aggravant le problème initial.
C’est un exemple classique d’incitation perverse. En offrant une prime par queue de rat, les autorités ont involontairement encouragé la prolifération des rats.
Incitations perverses, ou l’effet cobra
L’effet cobra tire son nom d’une anecdote qui remonte à l’époque où le gouvernement anglais régnait encore sur Delhi. À l’instar des français à Hanoï, les anglais décident d’offrir une récompense pour chaque cobra mort. Et comme au Vietnam, les locaux se mettent à élever des serpents pour gagner plus d’argent. Jusqu’au jour où l’administration anglaise s’en rend compte, arrêtant les récompenses. Les habitants relâchent alors leurs cobras, augmentant le nombre initial.
Même époque, et même son de cloche en Chine au 19ème siècle, où les paléontologues avaient pour habitude de payer les paysans pour chaque fragment d’os de dinosaure. Ils ont découvert plus tard que les paysans cassaient les os découverts en petits morceaux pour toucher plus d’argent.
Difficile de construire un système d’incitations monétaires qui encourage les bons comportements et décourage les mauvais. L’argent nous pousse à concentrer notre attention sur le court terme au détriment du long-terme. C’est d’autant plus vrai dans le cas d’incitations individuelles.
Les agents immobiliers par exemple ont un conflit d’intérêt avec les vendeurs qu’ils représentent dans la mesure où leur commission les incite à vendre rapidement plutôt que d’attendre un meilleur prix. De la même façon, l’agent représentant l’acheteur n’a aucun intérêt à négocier un prix plus bas si ça réduit le montant sa propre commission.
Le problème n’est pas que l’argent est une mauvaise source de motivation. Le problème, c’est qu’il nous motive beaucoup trop. Il fait passer l’intérêt personnel avant l’intérêt général. La clé pour construire un système d’incitations efficace se trouve dans l’analyse de ses conséquences. Un dirigeant avisé ne peut pas se contenter d’étudier les conséquences directes d’un tel système, il doit s’efforcer de penser aux effets de second ordre.
Conséquences du second ordre
Les conséquences indésirables sont seulement des conséquences que personne n’avait anticipées au départ. Les bonnes intentions importent peu. Après tout, elles concernent surtout les conséquences positives ; il est très rare de véritablement vouloir provoquer des effets négatifs.
Trois leçons sont à retenir ici.
Premièrement, le comportement que vous observez est en général le résultat des incitations que vous ne voyez pas. Deuxièmement, on obtient le comportement que l’on récompense. Troisièmement, mettre en place un système d’incitations efficace demande beaucoup de travail. Votre premier essai sera rarement le bon.
La bonne nouvelle ? Il suffit parfois de modifier les incitations pour les réaligner vers l’objectif afin de régler le problème. Charlie Munger évoque le cas de FedEx, l’un de ses exemples préférés :
Le cœur de l’intégrité du système est que tous les colis doivent être rapidement transférés chaque nuit dans un lieu centralisé. Mais le système n’a aucun sens si le shift entier n’est pas lui aussi terminé rapidement. FedEx a eu toutes les peines du monde à faire fonctionner ce système. Ils ont tout essayé, en vain. Jusqu’à ce que quelqu’un remarque que s’ils payaient les équipes de nuit une fois leur shift terminé au lieu de les payer à l’heure, le système tournerait beaucoup mieux. Et bien évidemment, les retards ont immédiatement cessé.
Faites attention aux comportements que vous encouragez. Les primes et bonus que vous distribuez chaque année peuvent se retourner contre vous.
« You get what you pay for. »
Prenons le domaine de la santé. Traditionnellement, les docteurs sont rémunérés au nombre de patients vus dans la journée, et les chirurgiens au nombre d’opérations effectuées. Si ce système semble normal et équitable à première vue, on se rend vite compte de ses défauts en creusant un peu.
Comment gagner plus en tant que docteur ? Je dois prendre plus de rendez-vous par jour.
Comment prendre plus de rendez-vous ? Je dois passer moins de temps avec chaque patient et les enchaîner rapidement.
Que se passe-t-il si un de mes collègues est plus qualifié que moi pour s’occuper d’un patient en particulier ? Dois-je rediriger ce patient vers un autre service et perdre les frais de consultation ?
Si un collègue a besoin d’aide, dois-je accepter de passer du temps pour l’aider sachant que je ne peux pas prendre de patient pendant ce temps ?
La pensée du second ordre nous force à questionner le système en place et à voir ses limites. C’est l’un des modèles mentaux les plus utiles.
La célèbre clinique Mayo, aux États-Unis, a bien compris les effets négatifs qu’un tel système de compensation peut amener. Les salaires des praticiens de la clinique sont fixes, peu importe le nombre de patients auscultés ou d’opérations effectuées. Leurs docteurs n’ont aucun intérêt à garder un patient à tout prix. Ni aucun risque à aider un collègue.
Mais l’avantage le plus important est que ça supprime les tensions entre employés de la clinique. Leurs intérêts sont alignés : ce qui est bon pour l’individu est aussi bon pour l’organisation. Même les patients reconnaissent être rassurés par l’absence de conflits d’intérêt des docteurs vis-à-vis des procédures ou des traitements qu’ils recommandent.
Et vous, vos employés contribuent-ils réellement à la réussite de votre organisation, ou vous rapportent-ils des queues de rats ?
Attention à la carotte avant le coup du lapin.