Le Code d’Hammourabi, ou l’importance de risquer sa peau

Code-Hammourabi

Au lieu de se reposer sur des milliers de pages de règlementation, on devrait imposer le principe basique de « skin in the game, » de jouer sa peau. […] Le capitaine doit couler avec le bateau ; quel que soit le capitaine, et quel que soit le bateau.

Ce principe asymétrique est au cœur du nouveau livre de Nassim Taleb, Jouer sa peau. Selon lui, personne ne devrait se trouver dans une position de recevoir tous les avantages sans partager les inconvénients, en particulier quand la situation peut nuire à autrui.

Le code d’Hammourabi, créé il y a environ 4000 ans, est un exemple parfait :

Si un constructeur construit une maison pour un homme et que celle-ci n’est pas robuste et cause la mort du propriétaire, le constructeur doit être mis à mort.

Ce principe, explique Taleb, a été appliqué par toutes les civilisations, des Romains qui forçaient leurs ingénieurs à dormir sous les ponts qu’ils venaient de construire, à la règle dans la marine qui veut que le capitaine d’un bateau soit le dernier à quitter le navire en cas de naufrage.

D’après les standards actuels, Hammourabi était un dictateur. A première vue, on n’a pas grand-chose à apprendre de lui. Pourquoi étudier des anciennes coutumes barbares ?

Trois concepts importants sont implicites dans le Code d’Hammourabi : la réciprocité, la responsabilité, et les incitations.

Nous n’avons aucune donnée sur le nombre de maisons Babyloniennes qui se sont écroulées après la mise en œuvre du Code, ou sur le nombre de gens mis à mort suite à cette loi. Mais une chose est sûre : les instincts d’auto-préservation de l’homme sont forts. Ils sont la base de la plupart de nos actions. Quand sa tête est en jeu, on imagine facilement l’impact que le Code a pu avoir.

Le problème avec les incitations asymétriques

Imaginez que vous êtes un ouvrier Babylonien. Chaque fois que vous construisez une maison, il y a un risque qu’elle s’écroule si vous faites une erreur. Qu’est-ce que vous faites ? Vous prenez la plus grande marge de sécurité possible. Vous planifiez pour tous les risques potentiels. Vous ne cherchez pas à faire des économies pour gratter quelques centimes, ça n’en vaut pas la peine. Vous voulez être certain que la maison soit solide, qu’il n’y ait aucune faille dans la construction.

Imaginez maintenant les ingénieurs et les ouvriers de nos jours.

Ils ne jouent pas leur peau. Le pire qui peut leur arriver est d’avoir une amende. C’était le cas avec l’ouragan Katrina, qui a fait 1600 morts à cause de systèmes anti-ouragan défectueux. Les analyses ont montré que les murs anti-inondations, les digues, les pompes… tout avait été mal conçu et mal entretenu. Et pourtant, personne n’a été tenu responsable.

Même cas de figure à Londres en juin 2017. 71 morts dans l’incendie de la tour Grenfell à cause du non-respect des règles de sécurité et de l’utilisation de matériaux bas de gamme. Là encore, pas de responsables, pas de sanction.

Les lois du Code d’Hammourabi sur la construction ont beau être brutales, elles ont le mérite d’illustrer un concept important : la marge de sécurité. Quand on construit un système, que ce soit un bâtiment ou un programme informatique, ce n’est pas suffisant de s’assurer qu’il résiste seulement aux pressions attendues.

Un ouvrier Babylonien ne se serait pas contenté de faire une maison juste assez solide pour supporter les contraintes anticipées. Un cygne noir – comme une météo anormale – pouvant provoquer son effondrement et par conséquent la mise à mort de l’ouvrier, ce dernier doit prendre un marge de sécurité plus grande. Dans une tempête avec des vents à 99km/h, personne ne veut habiter la maison construite pour résister à des vents de 100km/h.

Mais les systèmes financiers actuels n’incitent pas les gens à prendre de telles de marges de sécurité. Ils incitent le contraire, encourageant les prises de risque démesurées.

Pile, je gagne ; face, tu perds.

Pour Taleb, le problème ne se situe pas au niveau des inégalités de salaire, ou des bonus énormes. Le problème se situe au niveau de l’asymétrie des incitations monétaires, qui récompensent les risques mais ne pénalisent pas les erreurs associées.

Quand on n’a plus cette motivation de se protéger soi-même, quand on ne risque plus sa peau, on a tendance à plus risquer la sécurité des autres.

C’est la raison pour laquelle les banquiers sont prêts à ruiner leurs clients si ça leur donne un bonus considérable. D’après Morningstar, 47% des managers de fonds communs de placement ne possèdent aucune part dans leur propre fond². Un fond sur deux n’est donc pas assez bien pour les gens qui le dirigent, mais ça ne les empêche pas de vous le vendre.

Tout comme ça n’empêche pas les patrons de l’industrie du tabac de vendre des cigarettes par millions. 13 millions de cigarettes par minute pour être précis.

13. MILLIONS. PAR. MINUTE.

Hammourabi et ses conseillers n’en avaient rien à faire des lois compliquées et du jargon juridique. Ils voulaient juste que le Code soit efficace et compréhensible par tout le monde. Hammourabi comprenait parfaitement le pouvoir des incitations – un exemple qu’on ferait bien de suivre.

Quand vous alignez les incitations positives et négatives de tout le monde, vous créez un système auto-suffisant. Taleb décrit cette Loi 229 du Code comme “le meilleur outil de risk-management jamais créé. » Il illustre l’importance du sentiment de préservation de soi dans la motivation. On est plus à l’aise dans un avion piloté par une personne parce qu’on a besoin de se dire que les pilotes ont tout autant intérêt que nous à ne pas s’écraser.

La symétrie pour manager le risque

D’autres carrières ont des systèmes incitatifs beaucoup plus symétriques. Les docteurs par exemple sont promus s’ils font bien leur boulot, et risquent de grosses sanctions en cas de fautes professionnelles. A l’exception des cas où les patients signent un document consentant au risque, les docteurs n’ont pas de laisser-passer en cas de tort causé aux patients.

Pareil pour les militaires ou les services de sécurité. Selon Taleb, « on confie notre vie aux mains de militaires ou du personnel de sécurité, et pourtant on ne leur donne pas de bonus faramineux. Ils sont promus en cas de travail bien fait, et ils récoltent le déshonneur, la honte ou la mort s’ils échouent. »

Quand nous jouons notre peau – en partageant les avantages comme les inconvénients – on réfléchit différemment, on prend son temps. On utilise la pensée du second ordre et l’inversion.

Si votre conseiller financier vous propose des placements qu’il ne suit pas lui-même, ou que votre coach sportif vous fait faire des exercices que lui ne fait pas, allez voir ailleurs.

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Références :

Aliya Ram, Financial Times, 18/09/2016, Portfolio managers shun investing in own funds, https://www.ft.com/content/2c910bce-7105-11e6-9ac1-1055824ca907

Tom Symonds et Daniel De Simone, BBC News, 30/06/2017, Grenfell Tower: Cladding ‘changed to cheaper version’, http://www.bbc.co.uk/news/uk-40453054

Wikipedia, 2005 levee failures in Greater New Orleans, https://en.wikipedia.org/wiki/2005_levee_failures_in_Greater_New_Orleans