L’effet fondateur : la génétique, Mars, et les hommes politiques

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L’effet fondateur nous vient d’Ernst Mayr, l’un des biologistes les plus influents de tous les temps. C’est le mécanisme qui donne naissance à de nouvelles espèces au sein d’une population fragmentée, généralement avec une diversité génétique moindre et un risque d’extinction élevé.

Nous avons tous entendu parler de sélection naturelle, le mécanisme par lequel les espèces évoluent pour mieux s’adapter à leur environnement. De façon sommaire, la sélection naturelle est le fait que les traits qui favorisent la survie et la reproduction dans un milieu donné voient leur fréquence s’accroître d’une génération à l’autre. Cela découle « logiquement » du fait que les porteurs de ces traits ont plus de descendants, et que ces derniers portent aussi ces traits (puisqu’ils sont héréditaires).

Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. D’autres événements peuvent créer des changements significatifs dans la population, et ils sont souvent plus nuancés et bien plus difficiles à observer. C’est le cas de l’effet fondateur.

Dans son brillant livre The Song of the Dodo: Island Biography in an Age of Extinction, David Quammen nous entraîne dans une plongée extraordinaire avec les biologistes naturalistes les plus brillants de l’histoire, notamment Mayr, et nous dévoile les concepts clés de l’évolution et de l’extinction des espèces. Et en particulier cet effet fondateur.

Quammen commence par définir l’idée de base :

Quand une nouvelle population est créée dans un lieu isolé, les fondateurs représentent en général un petit groupe d’individus – une poignée de pionniers solitaires, parfois juste un couple ou même une seule femelle enceinte. Descendant d’un nombre de fondateurs si réduit, la nouvelle population ne portera qu’un minuscule échantillon – et dans une certaine mesure, aléatoire – du patrimoine génétique de la population de base. Cet échantillon, moins diversifié que la population de base, ne sera donc pas représentatif de cette dernière. Cet effet se produit à chaque fois qu’échantillon réduit est pris parmi un groupe large et varié ; que ce groupe soit un ensemble de gênes, des M&M’s, un jeu de cartes, ou n’importe quelle autre collection d’articles variés, un échantillon réduit sera généralement moins diversifié que l’ensemble lui-même.

Pourquoi l’effet fondateur se produit-il ? Grâce à la théorie des probabilités appliquées. Un exemple sera plus à même d’illustrer ce concept :

Imaginez que vous soyez en train de jouer à la belote. Le jeu de cartes est constitué de quatre couleurs : pics, coeurs, trèfles et carreaux, chacune de ces couleurs ayant 8 cartes (pour un total de 32 cartes).

Si vous regardez maintenant les cinq cartes de votre main, avez-vous une carte de chaque couleur ? Possible. Vos cinq cartes sont-elles de la même couleur ? Probablement pas, mais c’est toujours possible. Avez-vous l’As de pic ? Là encore, c’est possible mais très peu probable.

C’est une bonne métaphore pour illustrer cet effet. Le patrimoine génétique porté par un petit groupe de fondateurs est vraisemblablement peu représentatif du patrimoine génétique du groupe original. Il pourra même parfois être très différent, comme si vous tiriez directement tous les atouts d’entrée à la belote.

Ça devient intéressant quand cette population fondatrice commence à sa reproduire, et que la nouvelle population diverge de façon significative de ses ancêtres à cause de la dérive génétique naturelle. Quammen explique ce phénomène :

La population pionnière, déjà isolée géographiquement de la population de base, commence maintenant aussi à s’en éloigner génétiquement. Au fil des générations, son patrimoine génétique devient de plus en plus différent de celui de la population de base – différent à la fois en termes de variété d’allèles (les versions variables d’un même gène) et de la banalité de chaque allèle.
Dans certains cas, la population fondatrice devient tellement différente qu’elle ne peut même plus se reproduire avec la population d’origine. Cette nouvelle espèce peut même devenir une rivale dans le cas où les deux populations entreraient de nouveau en contact (si un pont venait à être construit entre deux îles par exemple).

Pour en revenir à notre métaphore de la belote, supposez maintenant que vous ayez quatre jeux de cartes, et que vous tiriez 32 cartes parmi ces 128 cartes. S’il n’y a pas du tout de Roi parmi ces 32 cartes, vous ne pourrez jamais annoncer belote-rebelote. Peu importe la façon dont vos cartes seront distribuées, vous ne pourrez jamais annoncer la rebelote sans Roi dans le jeu.

Il en va de même pour les espèces : si aucun membre d’une population fragmentée n’est porteur d’une variante spécifique d’un gène (allèle), cette variante ne sera jamais présente chez les membres de la nouvelle population créée. Ce quelle que soit la prolificité de cet allèle au sein de la population originale. Cette variante n’existe plus. Et au fur et à mesure que les variantes les plus rares disparaissent, la nouvelle population devient de plus en plus différente de l’originale. Ce phénomène sera d’autant plus accentué si la population fondatrice est réduite.

Certains allèles sont partagés par la population, d’autres sont rares. Si la population est large, avec des milliers ou des millions de parents ayant des milliers ou des millions d’enfants, les allèles communs et les allèles rares seront en général transmis aux nouvelles générations. Les opérations de hasard à grande échelle ont tendance à donner des résultats stables, donc les proportions de rareté et de banalité seront conservées. Si la population est réduite par contre, les allèles rares vont probablement disparaître. […] Au fur et à mesure que les allèles rares se perdent, cette population pionnière réduite s’éloigne de plus en plus de la population de base dont elle est issue.

Cette perte génétique peut se révéler positive (dans le cas d’un gène à l’origine d’une maladie génétique), négative (un gène responsable d’un attribut utile qui vient à disparaître) ou bien neutre.

C’est le cas de ces pertes « neutres » qui est le plus intéressant, car un gène neutre à un instant donné peut devenir utile dans d’autres circonstances. C’est comme jouer à la belote et déclarer que désormais le 7 est la meilleure carte du jeu, bouleversant la force de votre main instantanément. Cela fonctionne de la même façon avec les caractéristiques physiques chez les animaux.

Prenez un groupe de mammifères vivant sur une île qui a perdu sa capacité à nager. A priori, cette perte n’aura aucun impact tant que tout va bien et qu’ils n’ont pas besoin de nager. Mais dès lors qu’une catastrophe naturelle se produit (incendie ou tsunami), cette capacité à pouvoir rejoindre le continent à la nage devient une question de vie ou de mort, de survie ou d’extinction de l’espèce.

C’est pour ça que l’effet fondateur est potentiellement dangereux : la perte de cette diversité génétique peut engendrer la perte de traits nécessaires à la survie. Quammen explique :

La dérive génétique accélère le problème de l’effet du fondateur, dépouillant une petite partie de la population des variations génétiques nécessaires à son évolution. Sans ces variations, cette population va s’uniformiser et perdre en capacité à s’adapter. Il peut ne pas y avoir de désavantages à cette uniformisation du moment que les conditions environnementales restent inchangées ; même le jour où ces conditions sont perturbées, la population ne sera plus capable d’évoluer en conséquence. Si cette perturbation est drastique, cela peut être synonyme d’extinction.

Cette perte d’adaptabilité est l’un des problèmes majeurs causés par le principe du fondateur, le deuxième étant la dépression due à la consanguinité. Les membres fondateurs n’ont parfois pas d’autre choix que de se reproduire entre eux, et trop de consanguinité provoque des variations génétiques néfastes parmi les descendants consanguins. (C’est pourquoi les humains considèrent l’inceste est considéré comme dangereux.) Ce deuxième problème va aussi augmenter la fragilité d’une espèce et diminuer sa capacité à évoluer.
L’effet du fondateur est juste l’une des nombreuses idées très intéressantes développées dans le livre de Quammen, The Song of the Dodo. C’est la raison pour laquelle il fait partie de nos modèles mentaux.

Ce concept est très intéressant en biologie, mais vous allez me dire qu’il n’a a priori peu d’utilité en dehors. Voici quelques éléments qui semblent indiquer le contraire.

Elon Musk, les voyages interplanétaires et l’effet fondateur

J’aimerais mourir sur Mars, mais de préférence pas à l’atterrissage. (Elon Musk)

Avec l’annonce du lancement de la BFR (« Big Fucking Rocket ») en septembre dernier, Elon Musk a remis à jour son plan de colonisation interplanétaire. Même si les premières missions humaines sur Mars ne se feront probablement pas avant une dizaine d’année, la question de savoir qui seront les pionniers – les fameux fondateurs – peut avoir son importance considérant ce que l’on vient de voir.

Si seuls quelques privilégiés peuvent se permettre le voyage (les premières estimations du prix du billet par Elon Musk sont de l’ordre de 200.000€ à ce jour), alors le choix des caractéristiques génétiques de ces derniers pourrait conditionner le futur de l’humanité sur Mars.

Ce n’est pas pour tout de suite, mais une fois que l’humanité sera raisonnablement installée dans l’espace, on peut s’attendre à une multitude d’expérimentations en tout genre.

Quelle forme la société prendra-t-elle dans l’espace ? Probablement plusieurs différentes, selon les planètes, les caractéristiques partagées par les fondateurs, les résultats d’A/B testings interplanétaires.

Affaire à suivre donc…

L’effet fondateur…chez les fondateurs de startups

C’est dans l’ADN d’Apple que la technologie seule ne suffit pas – c’est la technologie mariée aux arts libéraux, la technologie mariée aux sciences humanitaires qui donne naissance aux résultats les plus chers à notre coeur. (Steve Jobs)

La culture est certainement l’un des éléments les plus importants d’une entreprise, et à plus forte raison d’une startup. Dans les stades précoces de sa création, la culture d’une startup prendra ses racines dans le comportement de ses fondateurs. Et si elle est suffisamment forte, cette culture – positive ou négative – prendra petit à petit le dessus sur les différents traits des nouveaux membres.

C’est comme ça qu’on obtient une culture admirée partout dans le monde (Google, Apple, ou encore Zappos, 3M, etc.), ou une culture pouvant fragiliser tout un empire (exemple d’Uber récemment).

L’effet fondateur en politique

On pourrait aussi établir un parallèle en politique, où les élites semblent tous sortir du même moule. Même si les partis et les idéologies semblent différents, l’endogamie est très présente.

A force de rester entre eux, les membres de l’élite sont devenus trop différentes du reste de la population, ils sont déconnectés des vrais besoins de la société. C’est pourquoi on assiste à la montée en puissance de tous les mouvements populistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, que ce soit en France, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, certains prédisent même la fin de tous les candidats de l’élite (e.g. Hillary Clinton) au profit de candidats du « peuple » (e.g. Bernie Sanders ou Donald Trump par exemple).

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Pour en revenir à David Quammen, si vous avez déjà lu The Song of the Dodo et que vous désirez en savoir plus sur son travail, je vous conseille les tout aussi intéressants et provocateurs The Reluctant Mr. Darwin ou Spillover: Animal Infections and the Next Human Pandemic.