La thèse des protocoles épais de Joel Monegro est l’un des concepts clés pour mieux comprendre les cryptomonnaies. Sa thèse stipule que sur le net, les protocoles créent énormément de valeur mais le plus gros de cette valeur est captée par les applications construites sur ces protocoles, principalement sous forme de données (Facebook, Google ou Amazon).
Le protocole SMTP par exemple (le protocole de transfert des emails) crée énormément de valeur, mais n’en capte aucune. Sinon, ses créateurs seraient plus riches que les fondateurs de Google, ce qui est très loin d’être le cas. Un cas typique de création de valeur vs. récupération de valeur.
Pour reprendre les termes de Monegro, la pile de valeur du web est donc composée d’une couche « fine » de protocoles et d’une couche « épaisse » d’applications.
L’avantage compétitif majeur pour la plupart des entreprises de logiciel se trouve dans leur base de données. C’est pourquoi les entreprises comme Amazon, Facebook ou Google protègent leurs données aussi étroitement. La blockchain supprime cet avantage compétitif en ramenant la valeur captée au niveau du protocole.
Cette relation est donc inversée dans le cas de la pile de valeur de la blockchain. La valeur est cette fois concentrée au niveau du protocole, dont une petite partie seulement sera distribuée à la couche supérieure, celle des applications. Les protocoles seront alors épais, et les applications fines.
S’il est bien plus lucratif d’investir dans les applications Internet que dans les protocoles SMTP, TCP/IP ou HTTP, l’inverse est vrai pour la blockchain. Beaucoup d’investisseurs en ont du coup conclu qu’ils feraient mieux de se concentrer sur le protocole plutôt que sur la couche d’applications. En achetant au plus bas de la pile, ils soutiennent qu’ils diversifient leurs investissements à travers tout ce qui sera construit sur le protocole.
Peu importe qui de Coinbase ou Kraken deviendra le bureau de change le plus populaire, ils sont certains d’être du bon côté quoi qu’il arrive. Ce qui explique en partie pourquoi relativement peu d’argent a été investi dans les applications alors que la valorisation boursière de Bitcoin et d’Ethereum dépasse les 200 milliards de dollars.
Ce qui est significatif à propos de cette dynamique est l’effet qu’elle a sur la façon dont la valeur est distribuée le long de la pile : la valeur du protocole augmente toujours plus vite que la valeur combinée des applications construites dessus étant donné que le succès de cette couche d’applications entraîne davantage de spéculation au niveau du protocole. De même, augmenter la valeur du protocole attire et encourage la concurrence au niveau de la couche d’applications. Ajoutez à ça le fait que les données sont rassemblées et partagées au niveau du protocole, ce qui réduit considérablement les barrières à l’entrée, et vous obtenez un écosystème d’applications dynamique et compétitif où le plus gros de la valeur est distribué à un groupe d’actionnaires très grand. C’est la tokenisation du protocole qui rend la couche de base « épaisse » et ses applications « fines ».
Une limite à cette théorie : les forks
Ça semble être une bonne idée à la base, mais elle néglige une différence majeure entre la blockchain et la pile internet : contrairement aux applications web, les protocoles peuvent être forkés*. Si vous n’aimez pas la façon dont un protocole fonctionne, vous pouvez le dédoubler. Bitcoin Cash ou Ethereum Classic sont les deux exemples les plus connus.
*Forker ici signifie que le protocole peut être copié dans son intégralité par n’importe qui, base de données incluse, réduisant les barrières à l’entrée et créant un marché bien plus compétitif. J’utiliserai « dédoubler/doublon » pour « forker/fork » dans le reste de l’article pour plus de lisibilité.
A titre d’exemple, imaginez à quel point il est difficile pour un réseau social de rivaliser avec Facebook. Pourquoi un utilisateur changerait-il d’application pour se retrouver tout seul sur un réseau social fantôme ?
En revanche, changer de plateforme d’échange de cryptomonnaies est très facile. Elles sont toutes basées sur la même blockchain. Si les données de Facebook étaient sur une blockchain publique, alors l’utilisateur pourrait bien plus facilement forker la blockchain et créer un réseau social concurrent. A la place d’un unique réseau social monolithique, il y aurait des dizaines de Facebook dédoublés, que chaque utilisateur choisirait selon ses préférences.
Les blockchains semblent avoir un mécanisme naturel anti-monopoles.
La combinaison de ces deux caractéristiques de la blockchain – le partage de données en open source et le système d’inventives basé sur la théorie des jeux – forcera les marchés à s’éloigner des plateformes ayant le monopole pour se rapprocher des utilisateurs.
Si vous avez investi beaucoup de temps et d’argent pour installer un logiciel de marketing, les coûts de transfert seront très élevés parce que tous vos paramètres (campagnes email, lead magnets, tagging) sont sauvegardés dans la base de données de la boîte qui vous vend le logiciel, pas dans la vôtre. Donc même si vous trouvez un autre service que vous préférez, il devra être bien meilleur pour justifier le changement. Sur la blockchain en revanche, comme l’utilisateur gardera le contrôle de toutes ses données (ou presque), changer de service deviendra très facile.
Cette réduction des coûts de transfert semble indiquer que la valeur créée et la valeur captée seront plus fortement corrélées dans ce nouveau système.
Cette possibilité de dédoublement incite donc a priori les développeurs à construire le protocole le moins cher possible. Dans le cas contraire, il suffira juste de copier le protocole et de le vendre moins cher.
Donc plus un protocole deviendra épais, plus sa valeur augmentera, et plus il y aura de chances qu’il se dédouble en créant un sous-protocole délivrant une partie des fonctionnalités d’une manière plus efficace.
Par exemple, si un protocole décentralisé de stockage de données devient épais, n’importe qui peut créer un doublon, un nouveau protocole spécialisé dans un type particulier de stockage. Ce nouveau protocole – propre à chaque industrie par ex – aura comme proposition de valeur, « On fait exactement comme eux (vu qu’on a littéralement copié leur protocole) mais on le fait mieux et moins cher pour votre industrie ».
Le résultat final sera donc être un grand nombre de protocoles concurrents à chaque niveau de la blockchain, ce qui n’était pas possible pour les applications web. Vous ne pouvez pas dédoubler Facebook et créer un réseau social optimisé pour les articles long format, un autre pour les photos de bébés et un dernier pour les vidéos de chats.
Au final, même si la couche protocole sera dans son ensemble probablement épaisse, chaque protocole individuel risque d’être fin à cause des doublons et d’un marché compétitif.
Si dans la théorie, il suffit de dédoubler un protocole pour capter une partie de valeur dans une niche plus petite, aujourd’hui ce dédoublement n’est pas pour autant trivial. Ça nécessite une taille suffisante en termes d’utilisateurs, de mineurs et d’outils au sens large (portefeuilles, échanges, etc.). Si dédoubler un protocole valorisé à 50 millions n’a aucun sens, quand sa valeur atteindra les 50 milliards, les chances que quelqu’un décide de le dédoubler augmenteront de manière exponentielle.
Mais les barrières à l’entrée restent bien plus basses que dans l’économie traditionnelle. En faisant le parallèle avec internet, on peut raisonnablement penser qu’il sera de plus en plus facile de dédoubler un protocole. Là où il fallait plusieurs semaines et des centaines de milliers de dollars pour coder et maintenir un site internet à la fin des années 90, on n’a maintenant besoin que de quelques heures et d’une dizaine d’euros grâce à WordPress ou Squarespace.
Si forker un protocole, pour reprendre le terme initial, reste compliqué aujourd’hui, ça va devenir de plus en plus facile et baisser l’échelle à laquelle ce dédoublement sera viable.
Du coup, il est possible que ce nouveau système encourage la création de protocoles moins faciles à dédoubler afin qu’ils puissent retenir une plus grosse partie de la valeur crée à long terme. Voire de protocoles de type Ponzi qui, d’une façon ou d’une autre, pourraient capter une partie de la valeur de ses doublons.
Mais d’une, la grande majorité des protocoles et cryptomonnaies actuels sont déjà des scams. Et de deux, ce type de protocole ne devrait de toute façon pas gagner à long terme. Car toutes choses étant égales par ailleurs, les utilisateurs privilégieront probablement les protocoles ouverts aux fermés. Si par le passé, les créateurs de protocoles open source n’avait aucun moyen efficace pour capter une partie de la valeur créée, ils ont maintenant suffisamment d’incentives pour le faire grâce à la tokenisation.
On assiste au début d’un changement de paradigme. La plupart des règles établies sur la façon d’investir dans l’innovation ou simplement de créer une entreprise ne s’appliquent pas à ce nouveau modèle, et aujourd’hui nous avons certainement plus de questions que de réponses.
Mais la bonne nouvelle, en supposant que la thèse de cet essai s’avère correcte, c’est que nous devrions être les grands gagnants de ce changement. Des protocoles moins chers, plus spécialisés, et un système concurrentiel plus équitable favorisent tous l’utilisateur final, en l’occurrence nous. Assez rare pour être souligné.
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