Du corps humain aux marchés financiers, nous sommes entourés de systèmes complexes. L’étude de ces systèmes nous aide à adresser les challenges et les opportunités du monde actuel. Du fait de la diversité de ces systèmes, une approche pluridisciplinaire est nécessaire. D’où l’importance d’avoir à sa disposition des modèles mentaux issus des grandes disciplines.
Les systèmes complexes en bref
Un système complexe a les caractéristiques suivantes :
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- Il implique un grand nombre d’éléments qui interagissent entre eux.
- Ces interactions sont non-linéaires : des changements mineurs peuvent avoir des conséquences majeures disproportionnées.
- Il est dynamique et possède des propriétés émergentes : le tout est plus grand que la somme des parties.
- Le système a une histoire, et son passé influe sur le présent ; les éléments évoluent les uns avec les autres mais aussi avec l’environnement. Cette évolution est irréversible.
- Même si un système complexe peut sembler ordonné et prévisible a posteriori, on ne peut rien conclure a priori parce que les conditions externes et le système lui-même changent constamment.
- Au contraire des systèmes ordonnés (où le système contraint les agents) ou des systèmes chaotiques (où il n’y a pas de contraintes), dans un système complexe, les agents et le système se contraignent respectivement avec le temps. D’où l’impossibilité de prévoir ou de prédire ce qui va se passer.
Quelques exemples de systèmes complexes
Considérons un accident sur l’autoroute.
Les voitures ralentissent pour essayer de savoir ce qui s’est passé, forçant les voitures derrière elles à ralentir. Ce qui va obliger les voitures encore plus loin à ralentir aussi, causant un premier bouchon.
Une fois que ce bouchon est formé, les nouveaux arrivants voient sur leur GPS le bouchon devant eux. Ils décident de changer de route, empruntant un itinéraire secondaire, qui sera à son tour bouché.
Le comportement de la troisième vague est plus difficile à prévoir. Vont-ils rejoindre le bouchon no.1 pensant qu’il est moins pire que le bouchon no.2 ? Vont-ils se rajouter au bouchon no.2 ? Ou vont-ils décider de rester à la maison ?
C’est là qu’on voit apparaître les propriétés émergentes du système complexe. Quand on en arrive à la troisième couche, il devient très difficile, voire impossible de prédire les comportements futurs.
Prédire le futur d’un système complexe est inutile.
Supposons qu’un investisseur très influent prédise de manière exacte – et probablement chanceuse – un crash boursier. (Ils étaient quelques-uns à l’avoir fait en 2008 par exemple.) Cinq ans plus tard, il annonce publiquement un second crash. Étant donnée sa prédiction de 2008, tout le monde se rue pour vendre leurs actions, causant un crash simplement parce qu’il a été prédit. La prophétie devient auto-réalisatrice. Comme pour les bouchons, le seul fait d’observer et de prédire a un impact sur le comportement du système.
Au-delà de ne pas pouvoir prédire comment un système complexe va se comporter, ne pas réaliser qu’on se trouve dans un tel système est problématique.
C’est là que le modèle Cynefin entre en jeu.
Le modèle Cynefin
Cynefin (prononcez ke-nav-in) est un mot gallois qui signifie « habitat » ou « endroit. » En pratique, le terme englobe les multiples facteurs de notre environnement et de notre expérience qui nous influencent (facteurs culturels, religieux, géographiques, tribaux, etc.).
Le modèle Cynefin aide à déterminer dans quel contexte on se trouve pour prendre de meilleures décisions, et pour éviter les problèmes qui surviennent quand nos actions ne sont plus adaptées au contexte.
La différence avec une matrice 2×2 classique est qu’avec ce modèle, les données précèdent la catégorisation. Dans une matrice SWOT ou une matrice d’Eisenhower par exemple, il suffit de mettre les données dans la bonne case et on obtient une réponse rapide. Si ces matrices sont très utiles pour l’exploitation, elles perdent leur valeur pour l’exploration, ou lors des périodes de changement.
Dans le modèle Cynefin, ce sont les données qui définissent la situation dans laquelle on se trouve, et donc les comportements à adopter. Dans un monde irrationnel et imprévisible, ce modèle est particulièrement utile.
Contextes simples : le domaine des best practices
Les contextes simples sont des contextes stables où les relations de cause à effet sont claires et facilement discernables par tout le monde. Souvent, la bonne réponse sera évidente et incontestable. Tout est répertorié et documenté, comme pour monter une table Ikéa ou construire un château en Lego.
Les résultats sont prévisibles et répétables.
Dans ce royaume des « connus-connus, » les décisions ne sont pas remises en question parce que tout le monde est d’accord. Un contexte simple nécessite un management et une supervision simples. Il faut évaluer les faits, les trier et baser sa réponse sur les pratiques établies. Des situations très procédurières, comme le traitement des commandes, appartiennent à ce domaine.
Comme les employés et les managers ont accès à l’information nécessaire pour gérer ce genre de situation, une approche coercitive (type top down ou command-and-control) sera idéale. Les directives sont simples, les décisions peuvent facilement être déléguées et les fonctions sont automatisées. Adhérer aux best practices ici a du sens. La sur-communication entre les managers et les employées n’est pas nécessaire car il y a peu de désaccords sur ce qui doit être fait.
Des problèmes peuvent malgré tout arriver dans un contexte simple.
Quand tout semble aller bien, on devient souvent complaisant. Si le contexte change à ce moment-là, on risque de ne pas le voir et de réagir trop tard. Les domaines simples et chaotiques sont côte-à-côte dans le modèle Cynefin pour une bonne raison. Une situation simple dérive souvent vers le chaos quand le succès engendre de la complaisance.
Ce domaine sera le premier à être consumé par l’intelligence artificielle. Tout ce qui est simple, défini par un algorithme, est voué à être automatisé.
Contextes compliqués : le domaine des experts
Le domaine compliqué est celui où les relations de cause à effet ne sont plus évidentes et demandent plus d’analyse. Opérer dans un domaine compliqué nécessite des études approfondies et/ou une certaine expertise. Il faut du temps et de la réflexion, mais on peut toujours trouver une solution grâce à l’expertise et la connaissance.
C’est le domaine que l’école nous prépare à affronter.
Contrairement aux contextes simples, les contextes compliqués peuvent avoir plusieurs bonnes réponses. Si les relations de cause à effet sont claires, tout le monde ne peut pas les voir. C’est le royaume des « inconnus-connus », qui nécessite une certaine expertise.
Un automobiliste sait quand il y a un problème avec sa voiture, mais il a besoin de l’emmener chez le garagiste pour en savoir la cause.
Parce qu’un contexte compliqué nécessite d’examiner différentes options – plusieurs d’entre elles pouvant être adéquates – les bonnes pratiques, plutôt que les best practices, sont plus appropriées.
La pensée de groupe est l’un des dangers du domaine compliqué, mais ce sont les experts (plus que les leaders) qui seront susceptibles d’y succomber. Les idées innovantes suggérées par quelqu’un d’autre seront négligées ou rejetées. Les experts, qui ont investi beaucoup dans la construction de leur connaissance, auront du mal à accepter des idées controversées. Un leader doit pouvoir accueillir ces idées nouvelles et marginales tout en continuant d’écouter les experts.
La paralysie de l’analyse est un autre obstacle, quand un groupe d’experts est dans l’impasse, incapable de se mettre d’accord sur une solution à cause d’un mode de pensée fixe ou de leur ego.
Arriver à un accord sur la décision à prendre dans un contexte compliqué prend souvent du temps : il y a un choix à faire entre trouver la solution idéale et prendre une décision rapide.
Quand la bonne réponse est incertaine, et que vous devez baser votre décision sur des données incomplètes, vous vous trouvez en présence d’un système complexe.
Contextes complexes : le domaine de l’émergence
Dans le domaine complexe, les relations de causalité ne sont claires qu’a posteriori.
C’est le domaine dans lequel les entrepreneurs se trouvent. On n’est jamais certain de la marche à suivre, on a déjà épuisé toutes les solutions apprises pendant nos études. Un problème complexe sera résolu en essayant de nouvelles solutions et en observant les réactions.
Les résultats sont émergents et imprévisibles.
Dans un contexte compliqué, il y a toujours au moins une bonne réponse. Dans un contexte complexe, la bonne réponse n’existe pas.
C’est la différence entre une Ferrari et la forêt amazonienne par exemple. Une Ferrari est une machine compliquée, mais un expert-mécanicien peut la démonter et la remonter sans faire d’erreur. La voiture est statique, et le tout est égal à la somme de ses parties. La forêt amazonienne, elle, change constamment – une espèce disparaît, les conditions météorologiques changent, un projet d’agriculture détourne une rivière, etc.
Ici, le tout est plus grand que la somme des parties. C’est le royaume des « inconnus-inconnus ».
La plupart des situations et des décisions dans une organisation sont complexes parce que tout changement majeur – un mauvais trimestre, un changement dans la direction, une fusion ou une acquisition – introduit de l’imprévisibilité et des fluctuations. On ne peut comprendre les choses qu’a posteriori. Des schémas révélateurs peuvent apparaître seulement si le leader autorise des expériences qui peuvent échouer. Au lieu d’imposer un plan d’action, le leader doit patienter et laisser le temps au chemin de se révéler de lui-même.
La scène du film Apollo 13 où les astronautes rencontrent un problème est un exemple parfait du passage d’une situation compliquée à complexe. Pour résoudre le problème, un groupe d’ingénieurs et d’experts se retrouve dans une pièce avec un ensemble de bric-à-brac qui reflète ce que les astronautes ont sous la main. Ils doivent utiliser ces objets pour trouver une solution, ou les astronautes vont mourir. Personne ne sait a priori ce qui va marcher : il faut essayer plein de choses jusqu’à ce qu’une solution émerge.
Évidemment, ce sont des Américains, ils y arrivent.
NB : On notera aussi que les conditions de rareté produisent généralement des résultats plus créatifs que des conditions d’abondance.
Ici, le risque est de retomber dans un style de management classique, de demander des plans d’actions sûrs avec des résultats prédéfinis. Si on n’a pas conscience qu’un contexte complexe nécessite une approche managériale plus expérimentale, on peut devenir impatient quand les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur des attentes. On aura du mal à accepter l’échec, une composante essentielle de toute approche expérimentale. En essayant de micro-manager l’organisation, on empêchera l’émergence de nouvelles opportunités.
Essayer d’imposer un certain ordre dans une contexte complexe est voué à l’échec. Le succès s’offriraà ceux qui sauront s’écarter après avoir montré le chemin, pour laisser les différents scénarios émerger avant de déterminer les plus attractifs.
Contextes chaotiques : Le domaine de la réponse rapide
Ici, il n’y aucun lien de cause à effet. On doit agir en dépit du désordre pour trouver des moyens de survivre. Aucun guide, aucun manuel ne peut préparer à ce type de situations.
Dans un contexte chaotique, inutile de chercher la bonne réponse. Les relations de cause à effet sont impossibles à déterminer parce qu’elles changent constamment. Il n’existe pas de schéma contrôlable – seulement des turbulences. C’est le royaume des inconnus. Certains cygnes noirs, comme les attentats du 11 Septembre, appartiennent à cette catégorie.
On ne doit pas chercher de tendances mais stopper l’hémorragie. Il faut agir avant tout, pour rétablir l’ordre. Puis déterminer ce qui est stable ou pas, pour revenir vers une situation complexe. Alors on pourra identifier des schémas émergents pour empêcher les futures crises et trouver de nouvelles opportunités. Une communication top-down extrêmement directe est impérative ; il n’y a tout simplement pas le temps de demander l’avis de chacun.
Si vous vous prenez une balle dans le ventre – ça arrive rarement, certes – ce n’est pas le moment d’expérimenter de nouveaux traitements. Il faut agir vite. Retirer la balle, arrêter l’hémorragie, stabiliser le patient. A ce moment-là, et seulement à ce moment-là, vous pouvez chercher à comprendre ce qui s’est passé et à empêcher que ça se reproduise.
Un des dangers pour un leader après une crise est d’être moins efficace car il n’aura pas changé de style en même temps que le contexte. Un leader très bon en situation de crise peut développer un égo surdimensionné et se sentir invincible. Quand on a l’adoration du public, diriger devient plus dur parce que notre cercle de fans nous coupe de l’information utile.
Cela dit, un contexte chaotique est souvent le meilleur moment pour innover. Les gens sont plus ouverts à la nouveauté et à un leadership direct que dans d’autres contextes. Manager le chaos et l’innovation en parallèle peut être bénéfique. Si vous attendez la fin de la crise pour innover, le train sera déjà passé.
On notera que la frontière « simple/chaotique » n’est pas plane comme les autres. Elle est souvent représentée comme une falaise, car tout système simple qui passe dans le domaine chaotique aura besoin d’énormément de ressources pour quitter cette situation de crise. Les autres frontières sont seulement des transitions, quand celle-ci est définitive.
Le modèle Cynefin conseille donc de garder la majorité de ses process dans les domaines compliqués et complexes et d’éviter le plus possible de tomber dans le domaine simple.
Enfin, la partie centrale – le désordre – est l’ensemble des situations dont on n’a pas identifié le contexte. Ici, le risque est d’interpréter la situation à travers le prisme de notre expérience et de nos préférences personnelles plutôt que de voir la réalité telle qu’elle est réellement.
Ce modèle est utile pour déterminer le contexte dominant et faire les bons choix. Chaque domaine demande une approche différente : les contextes simples et compliqués supposent un univers ordonné, les contextes complexes et chaotiques sont désordonnés.
Prenons quelques exemples concrets.
Le modèle Cynefin en pratique
Quand un chef doit préparer sa nouvelle carte, ou inventer un nouveau plat, il est dans le domaine complexe. Suivre les best practices l’aidera à préparer un plat traditionnel, pas à innover. Il doit essayer des choses différentes, mélanger des épices entre elles, expérimenter avec des nouveaux produits… Les nouvelles saveurs émergeront de tous ces essais.
Une fois la nouvelle carte prête, on passe dans un contexte compliqué. Cuisiner ces nouveaux plats n’est pas donné à tout le monde, et sa brigade de cuisine aura besoin de maîtriser un paquet de choses pour suivre les recettes du chef. Mais l’heure n’est plus aux essais, il faut maintenant faire appel aux experts de chaque domaine (responsable des sauces, responsable du dressage, responsable de la découpe et cuisson du poisson, etc.).
Quand tout est clair, que cette nouvelle carte est lancée, certaines tâches peuvent passer dans le domaine simple. Des procédures seront définies pour que les nouveaux apprenti-cuisiniers puissent effectuer les tâches simples (laver et éplucher les légumes, faire cuire les patates, couper la ciboulette, etc.).
On notera ici la transformation possible d’un contexte simple en chaos : les patates sont laissées trop longtemps sur le feu et sont immangeables, le caramel a brûlé dans la poêle… On comprend ici pourquoi la frontière simple/chaotique est irréversible. On pourra revenir vers une situation simple, mais il faudra repartir de zéro, dépenser du temps et de l’argent (racheter les ingrédients partis à la poubelle etc.).
C’est la même chose pour les startups. Le motto de Facebook, « Move fast, break things, » est une autre façon de décrire le comportement nécessaire dans un environnement complexe. C’est le principe du lean startup : quand on ne peut pas prédire ce qui va marcher, il faut lancer son MVP le plus tôt possible, itérer rapidement et pivoter si nécessaire. Inutile de perdre son temps à rédiger un business plan quand il y a autant de facteurs hors de votre contrôle.
Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements. (Charles Darwin)
La capacité d’adaptation est la qualité la plus importante pour évoluer dans tout système complexe.
L’objectif derrière le modèle Cynefin est de réfléchir et d’agir différemment selon le domaine dans lequel on se trouve. L’important est de bien comprendre l’existence de ces différents contextes, et d’identifier dans lequel on se trouve pour réagir de la meilleure façon possible.
Références:
David J. Snowden et Mary E. Boone, A Leader’s Framework for Decision Making, HBR 2007, https://hbr.org/2007/11/a-leaders-framework-for-decision-making