Debout derrière son comptoir, Jiro remarque plusieurs détails. Certains de ses clients sont gauchers, d’autres droitiers. Ça l’aide à savoir où les asseoir au comptoir. Alors qu’il leur sert un sushi absolument parfait, il les observe en train de manger. Il connaît l’histoire de chaque morceau de poisson qui défile devant lui. Il sait par exemple que son équipe vient de passer 45 min à masser un poulpe.
Ça vous semble excessif ? C’est ce qui lui a permis d’obtenir sa 3e étoile Michelin.
À 94 ans, Jiro Ono a dévoué sa vie entière à faire des sushis. Il fait les mêmes sushis de la même façon chaque jour depuis plus de 75 ans. Jiro n’est ni un chef visionnaire qui invente de nouveaux plats, ni un moderniste qui transforme sa cuisine en laboratoire. Au lieu de ça, il répète les mêmes techniques encore et encore. Ce dévouement obsessif lui a permis de se rapprocher de la perfection, faisant de lui le chef sushi le plus célèbre du monde et le plus vieux à obtenir une étoile Michelin.
Sous le régime Jiro, ses apprentis – l’un d’eux étant son fils ainé Yoshi, âgé de 50 ans et toujours considéré comme trop jeune pour reprendre le business familial – doivent passer 10 ans à apprendre à utiliser leurs couteaux avant même de pouvoir cuire un œuf. Le but ? Devenir un shokunin, un artisan expert, répétant les mêmes gestes chaque jour dans une recherche sans fin de la perfection.
C’est un message très différent de ce qu’on nous sert généralement en Europe ou aux US. Dans une culture entrepreneuriale obsédée par la Silicon Valley, la marque des génies semble être la disruption, avoir ces grandes idées qui ne se concrétiseront peut-être jamais. Jiro nous offre une éthique de travail aux antipodes de cette vision, ou la répétition et le peaufinement sont les clés du succès.
Une histoire de culture
Laissons Jiro à ses sushis et quittons Tokyo pour nous diriger vers l’est du Japon. C’est dans la province d’Aichi, a cote de Nagoya, qu’un autre fleuron japonais est implanté : Toyota.
Connue et réputée pour sa qualité, c’est le premier constructeur mondial en nombre de véhicules vendus. Mais au-delà des chiffres, Toyota a révolutionné le monde de l’industrie. Tous les outils utilisés en production aujourd’hui – la méthode kanban, les 5S ou le lean manufacturing – nous viennent du Japon. Même le lean startup d’Eric Ries, religion dans la Silicon Valley, est directement inspiré de concepts développés chez Toyota.
Mais si depuis des années, on copie leurs outils et leurs solutions, on n’a fait qu’effleurer la culture qui les a faits naitre. Après avoir passé 5 ans dans l’automobile à voyager entre la France, l’Italie, la Pologne et le Portugal, le constat est sans appel : on n’obtient pas les résultats de Toyota simplement en utilisant les mêmes outils qu’eux.
Il faut repenser la culture.
Le Système de Production Toyota
Là ou les autres constructeurs font tout pour diminuer leurs problèmes qualité, Toyota se focalise sur le fait d’en avoir plus.
Paradoxalement, en voulant à tout prix réduire vos défauts, vous allez réduire la qualité. C’est contre-intuitif, mais ça prend tout son sens quand on considère les incentives derrière.
Pour Toyota, ne pas avoir de défauts est un problème. Si c’est le cas, ils « baissent le niveau d’eau ». Considérez les défauts comme des rochers au fond de la rivière : si vous ne voyez aucun rocher qui dépasse, ce n’est pas qu’il n’y en a pas, c’est juste que l’eau est trop haute.
L’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence. Pour voir où sont vos problèmes, vous devez baisser le niveau d’eau.
Accélérez la ligne de production, mettez en place des contrôles plus rigoureux, faites-en sorte que chaque étape du contrôle qualité soit plus dure à passer jusqu’à voir autant de rochers qu’avant. C’est la meilleure façon d’apprendre et de progresser.
Apprentissage = échec + réflexion
Chez Toyota, les défauts sont des leçons. Si vous minimisez le nombre de défauts, vous minimisez votre feedback. Les défauts ne sont plus des problèmes, mais des opportunités pour apprendre. Pour accepter ça, le process doit être plus important que le résultat.
Si vous créez quelque chose de parfait et que le processus semble facile tout du long, par définition vous ne visez pas assez haut. Vous n’êtes pas assez ambitieux.
On ne devrait pas avoir à choisir entre quantité et qualité, c’est une croyance trop limitante. Dans de nombreux domaines, la quantité est d’ailleurs le meilleur moyen d’accéder à la qualité.
Picasso a peint plus de 50,000 toiles. Et pourtant, seule une centaine sont considérées comme des chefs d’œuvres aujourd’hui. Moins d’1 % de ses créations sont connues.
Michael Jordan a raté plus de 9,000 tirs dans sa carrière. Il a perdu 300 matches. 26 fois, on lui a donné la balle pour rentrer le tir gagnant, et il a raté le panier. Il échoué des milliers de fois dans sa vie, et grâce à ça, il est devenu le meilleur.
On pourrait prendre Mozart ou Edison, ça serait la même rengaine. Vous avez besoin d’échecs pour continuer à progresser, peu importe le contexte.
Côté tech par exemple, Paul Graham, légende de la Silicon Valley, aime répéter que si 30% de leurs startups réussissent, c’est qu’ils ne parient pas assez gros.
Est-ce que je suis victime du biais du survivant ? Possible. Mais hormis les one-time wonders à la Patrick Hernandez, personne n’arrive à un niveau de qualité exceptionnel sans y avoir passé le temps qu’il faut.1
Malcolm Gladwell n’avait pas complètement tort avec sa règle des 10.000 heures. L’important, c’est le process.
Process > résultats
N’essayez pas d’être parfait. Commencez à créer, et soyez assez courageux pour partager votre création avec le monde.
Quand j’étais ado, j’aimais me raconter que je ne me prenais jamais de vent par les filles. Forcément, puisque je n’osais jamais leur demander de sortir avec moi à moins d’être sur. Si vous ne risquez jamais de prendre une douille, inévitablement vous vous contentez de quelque chose (ou de quelqu’un) de moins bien que ce que vous pourriez avoir.
C’est pour ça que je me force à publier plus, quitte à publier un texte qui ne me satisfait pas. En publiant plus, je fais plus d’erreurs, donc je reçois plus de feedback, et donc la qualité augmente. C’est l’idée en tout cas.
Pour ça, 3 règles à respecter :
- Laisser son ego au placard
- Se forcer à sortir un produit dont on a un peu honte
- Itérer rapidement derrière
Publiez un article court. Une fois arrive a 1.000, publiez un article au format plus long. 100 articles plus tard, pensez à écrire un livre. Répétez encore 10 fois et vous avez une chance d’avoir un bestseller.
C’est simple, mais pas facile.
***
1 Si vous avez des exemples contraires, envoyez-les moi, je suis preneur.
Pour en savoir plus sur Jiro, je recommande le documentaire Jiro dreams of sushi (dispo sur Netflix notamment).
Et pour Toyota, le grand classique de Taiichi Ohno: Toyota Production System.
a propos de feedback, il est écrit tellement vite cet article qu’il manque un mot:
« doivent consacrer 10 ans de leur à apprendre à utiliser leurs couteaux avant même de pouvoir cuire un œuf »
et un petit morceau de phrase pour faire la transition:
« Pour Paul Graham – fondateur de YC, l’incubateur le plus réputé de la SV – si 30% de leurs startups réussissent, c’est qu’ils ne parient pas assez gros. «
Je prends, merci pour avoir noté l’oubli.
Merci pour tous ces partages inspirants 🙏
Avec plaisir !
Quel exemple en particulier vous a inspiré ?