La création de valeur est nécessaire, mais pas suffisante.

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Il y a deux types d’innovation possibles, pour créer plus de valeur et pour capter plus de valeur.
Les deux types sont importants, mais le deuxième est trop souvent oublié. Les entreprises cherchent constamment à innover pour créer plus de valeur, mais si elles ne prennent pas le temps de comprendre comment capter plus de cette valeur, elles passeront à côté de bénéfices importants.

C’est notamment le cas de nombreuses maisons d’édition, qui produisent de plus en plus de contenu pour les consommateurs mais qui voient leurs sources de revenus se tarir encore plus rapidement. C’est un problème que l’on retrouve aussi chez beaucoup de startups, qui créent de la valeur et empilent les millions d’utilisateurs sans réussir à trouver le moyen de récupérer une partie de la valeur créée. Ces entreprises sont condamnées à innover et à croître à l’infini sans quoi leur capitalisation boursière s’écroulerait (Twitter était un exemple typique ; comme Facebook avant de trouver son business model avec la publicité).

Cette distinction entre création de valeur et récupération de valeur est l’un des sujets favoris de Peter Thiel (un des VC les plus réputés de la Silicon Valley, co-fondateur de PayPal et l’un des tout premiers investisseurs de Facebook), qu’il aborde dans son livre Zero to One :

Quelle société de grande valeur personne n’est en train de créer ? La question est plus difficile qu’il n’y paraît, parce que votre entreprise peut créer énormément de valeur sans pour autant devenir elle-même de grande valeur. La création de valeur n’est pas suffisante – vous devez aussi capter une partie de la valeur que vous créez.

Il décrit ce principe à l’aide d’une formule très simple :

Une entreprise crée X euros de valeur et capte Y% de X.

La clé ici est de comprendre que X et Y sont des variables indépendantes. Elles n’ont rien à voir entre elles ; il n’y a aucune corrélation entre les deux. Ce n’est pas parce qu’une entreprise est large qu’elle gagne beaucoup d’argent. A l’inverse, des entreprises de taille très petites peuvent capter un pourcentage énorme de leurs revenus.

Prenons un exemple qui illustre parfaitement cette différence.

Création de valeur vs récupération de valeur

Si l’on considère ces chiffres, Google est 100x meilleur pour capter de la valeur que l’industrie aéronautique américaine. Google arrive à obtenir une marge aussi forte parce qu’il possède l’intégralité de son marché. Ce n’est jamais explicité en ces termes pour éviter d’être régulé en conséquence, mais Google a clairement le monopole des moteurs de recherche.

On voit bien ici que si les revenus sont un très bon indicateur de création de valeur, ils ne le sont plus du tout pour mesurer la récupération de valeur. Une entreprise peut créer beaucoup de valeur sans créer de profits. C’est d’ailleurs le cas de nombreuses d’entre elles, mais elles ne vivent en général pas longtemps.

Les profits par contre, ou la marge bénéficiaire, semblent être un meilleur indicateur pour mesurer la capacité d’une entreprise à capter de la valeur. Il est parfois plus intéressant pour une entreprise de focaliser ses ressources sur des nouvelles façons de capter de la valeur. Dans le monde des affaires, où aucun avantage compétitif n’est indestructible ou permanent, augmenter la valeur captée peut être le meilleur moyen pour une entreprise de survivre.

Car il s’agit bien ici de survie. On ne peut pas gagner en affaires, juste survivre. C’est la distinction entre les jeux finis et les jeux infinis, d’après le concept introduit par James P. Carse dans son livre du même nom.

Le « jeu des affaires » existe depuis bien plus longtemps que la plus ancienne des entreprises encore en vie actuellement, et il continuera à exister bien après la mort de l’ensemble des entreprises actuelles. Le but ici n’est donc pas de battre vos adversaires, de vaincre la concurrence, mais de durer plus longtemps qu’eux. Il s’agit de courir plus vite qu’eux pour rester devant, pour survivre. C’est le paradoxe de la Reine Rouge appliqué aux entreprises.

L’ennemi no.1 de la récupération de valeur : le paradoxe de la Reine Rouge

Dans son livre The origin of wealth, Eric Beinhocker décrit ce paradoxe de la façon suivante :

L’avantage compétitif est rare et de courte durée aussi dans le monde biologique. Et en effet, c’est exactement ce à quoi l’on peut s’attendre dans un système évolutionnaire. Dans un système biologique, les espèces sont enfermées dans une course à l’armement co-évolutionnaire sans fin les unes contre les autres.

Comme nous l’avons noté précédemment, un prédateur pourrait devenir plus rapide, et sa proie pourrait développer un meilleur camouflage, et le prédateur pourrait alors développer un meilleur sens de l’odorat, et ainsi de suite, indéfiniment, sans aucun temps mort.

Les biologistes ont qualifié ces spirales co-évolutionnaires de courses de la Reine Rouge, tirant leur nom de la Reine Rouge dans l’œuvre de Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir, qui déclarait : « Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. »

Il n’y a pas de vainqueur dans une course de la Reine Rouge ; le mieux que vous puissiez faire est de courir plus vite que la concurrence.

Ce paradoxe, qui fait partie de nos modèles mentaux, est particulièrement présent chez les industries de commodités (textile, automobile, etc.). Mon expérience dans l’automobile est en un parfait exemple. Quasi systématiquement, toute discussion sur les investissement était de la forme suivante, « Il y a une nouvelle machine qui devrait nous permettre de diviser par deux notre temps de production. La durée de vie de la machine est d’environ dix ans, et d’après notre calcul du ROI, elle sera remboursée dans les trois ans. »

On vérifie le business plan, on signe le tout, et on installe les nouvelles machines. Et trois mois plus tard, on en revient au même point, les marges étant trop basses, il faut de nouveau investir pour suivre le rythme de la concurrence, acheter la nouvelle machine encore plus puissante, encore plus rapide.

La faille de cette approche est de s’arrêter à l’étape obligatoire du calcul du ROI. La pensée du 2e ordre ici serait de calculer la valeur créée certes, mais surtout d’analyser qui va capter cette valeur créée, à qui cet investissement va bénéficier.

Ce n’est pas que ces nouvelles machines ne sont pas vraiment meilleures, c’est juste que les bénéfices ne vont pas dans votre poche. Les coûts ont bien été réduits comme prévu, mais aucun des bénéfices liés à cette réduction n’est allé à la personne qui a acheté le nouvel équipement. Toute la valeur créée est captée par le client final.

C’est un concept très simple, qui est trop souvent négligé.

La difficulté ici réside dans le choix suivant : continuer à investir tout en sachant que les bénéfices iront probablement tous directement dans les poches du client, ou ne pas investir et risquer d’être largué par la concurrence et de ne pas survivre. Dans cette course à l’innovation, le mieux est peut-être encore de rediriger son attention sur des moyens de récupérer une plus grande partie de la valeur créée.

Comment capter plus de valeur

Dans cet article de la Harvard Business Review, le Pr. Stefan Michel propose 15 façons différentes de capter plus de valeur. Si vous vous trouvez constamment en train d’investir seulement pour rester au contact de vos concurrents, la liste ci-dessous vous donnera des exemples à suivre de tactiques permettant d’augmenter le Y de la formule de Peter Thiel et d’augmenter vos marges en conséquence.

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Harvard Business Review – 15 façons de capter plus de valeur

Nespresso est un très bon exempe de l’une de ces tactiques. La marge sur leur vente de café qu’ils sont capables d’obtenir grâce au café en dosette est phénoménale :

Prenez Nespresso, qui fabrique des machines à café et des capsules à usage unique. Alors oui, le lancement d’appareils aussi pratiques est avant tout un exercice en création de valeur. Mais toute innovation qui permet à une entreprise de vendre 137USD une commodité qui en vaut 19USD (le prix au détail habituel pour un kg de café) doit être célébrée comme un tour de maître en récupération de valeur.

Le mot de la fin du Pr. Stefan Michel ? Il y a beaucoup d’opportunités faciles à saisir, et bien plus de bénéfices à gagner à se concentrer sur de nouvelles façons de capter plus de valeur.

Mon travail avec plus de 50 entreprises dans une douzaine de pays m’a confirmé que les entreprises ont dépensé bien plus de temps, d’argent et d’efforts pour créer de la valeur que pour en capter – et il y a fort à gagner à corriger cette asymétrie.

Et vous, quelles opportunités de capter plus de valeur vous passent sous le nez ?

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Questions ouvertes sur la récupération de valeur

Est-il possible de créer du profit sans pour autant créer de la valeur ? Est-ce forcément une arnaque (ou au mieux de l’arbitrage comme en finance) ?

Que penser de la valeur créée mais jamais monétisée ?

Quid de la valeur créée par un travail significatif mais perdue avant la vente finale ? (comme le gaspillage alimentaire par exemple)