Désir mimétique, conflit et bulles spéculatives

Le désir mimétique est une théorie développée par René Girard au 20e siècle selon laquelle le désir humain n’est pas un process autonome mais collectif. On veut quelque chose parce que les autres aussi veulent cette chose. C’est un phénomène naturel : les animaux et les humains apprennent en imitant les autres membres du groupe, par mimétisme.

Mais plus il y a de personnes voulant la même chose et plus cette chose devient rare. Inévitablement, un conflit apparait.

Le conflit nait de la similarité

La plupart des gens pensent que la base du conflit, c’est la différence. Je crois en A, tu crois en B, donc on doit se battre. Mais le conflit naît de la similarité, pas de la différence. Je veux A, tu veux aussi A, donc on doit se battre.

On utilise nos différences comme prétexte pour se battre, mais elles ne sont pas la vraie raison pour laquelle on se bat. La véritable raison est un objet commun. On veut la même nourriture, le même territoire, les mêmes clients.

La rareté implique donc le conflit.

Si une ressource est rare – l’eau potable par exemple – c’est parce que des gens doivent se battre pour en avoir. Si l’eau était infinie autour de nous, personne ne se battrait pour en récupérer. Si personne n’avait besoin d’eau, il n’y aurait pas de concurrence, donc l’eau ne serait plus rare, et il n’y aurait pas de conflit.

L’abondance, elle, implique l’absence de conflit. Si quelque chose est abondant, par définition il y en a plein, donc pas besoin de se battre. Pensez à Internet par exemple. On l’utilise tous d’une façon différente (sauf quand il s’agit de binger sur Netflix), sans avoir besoin de se battre pour y accéder.

L’abondance implique la différence et l’harmonie. Mais quand quelque chose devient abondant, grâce à la technologie par exemple, une nouvelle ressource rare émerge. Et le cycle recommence.

Rareté => abondance => émergence => rareté

La technologie transforme ce qui est rare en quelque chose d’abondant. Le télégraphe, le téléphone et Internet ont rendu la communication abondante ; les voitures ont rendu abondant le transport des gens et des marchandises.

Nassim Taleb donne un exemple dans le Cygne Noir, où Giacomo, un musicien itinérant, va de village en village pour jouer de la musique. Les gens le paient parce que la musique est rare. Mais avec l’apparition de la musique enregistrée, tout le monde a maintenant accès à de la meilleure musique, moins chère et avec plus de choix. Elle devient abondante et Giacomo se retrouve à la rue.

Une ressource émergente devient rare : la distribution. Pour exploiter cette nouvelle ressource, l’industrie musicale se réorganise, les labels naissent et profitent pendant des centaines d’années. Avec Internet, et la distribution devient abondante, et c’est la curation qui devient rare. À la place des labels qui dominaient le monde dans les années 90, on a maintenant Spotify, Pandora ou Apple Music, qui font payer leurs utilisateurs en échange de la curation du contenu.

L’éducation est un autre exemple de secteur où ce changement est en train de se produire.

La valeur des meilleures écoles/universités vient du fait qu’elles refusent des étudiants. C’est comme pour les boîtes VIP : il y a une énorme queue dehors et très peu de gens peuvent rentrer. C’est typiquement le genre d’endroit où tout le monde veut aller, non pas parce que c’est génial à l’intérieur, mais parce que tous les autres veulent aussi y aller. Le désir mimétique dans toute sa splendeur.

C’est encore Internet qui va tout chambouler. L’accès aux cours des plus grandes universités devient de moins en moins rare grâce à YouTube ou aux plateformes comme Coursera et udemy. Une fois que cet accès sera démocratisé et abondant, la question sera de trouver quelle propriété émergente de l’éducation va devenir rare. La qualité des professeurs, qui pourront toucher des millions d’élèves en même temps via Internet ? On peut parier que les meilleurs d’entre eux toucheront des millions dans ce nouveau système.

En attendant, parce que tout le monde veut la même chose, il y a un conflit. Les places dans les meilleurs MBA sont de plus en plus rares, leurs prix continuent de grimper et les prêts étudiants atteignent des niveaux records. L’irrationalité du désir mimétique provoque la hausse des prix qui finit par faire éclater la bulle.

Bulle « push » et bulle « pull »

Il existe deux types de bulles spéculatives :

  • La bulle négative, pessimiste, comme en 2008, où les gens ont peur du futur. Les gens vendent leurs actions, arrêtent de dépenser, les investissements se font rare. C’est la bulle « push », qui repousse les capitaux.
  • La bulle positive (sauf pour ceux qui perdent tout), comme la crise des dot.com en 1999, ou les multiples bulles du Bitcoin ces dernières années. C’est une bulle optimiste, où tout le monde est excité par le futur, par la potentielle future rareté. C’est la bulle « pull » qui attire les capitaux car tout le monde veut sa part du gâteau.

Il est intéressant de noter que la nature du conflit ne nous apprend rien sur la valeur de l’objet du désir, seulement à quel point les gens s’y intéressent.

Un Bitcoin évalué à 10 000 euros ne vous donne pas plus d’informations sur l’utilité du Bitcoin qu’un Bitcoin à 1 000 euros – seulement sur le nombre d’acteurs impliqués et l’intensité de leur optimisme quant à la rareté future du Bitcoin.

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Notes :

Peter Thiel propose une vision radicale inspirée de la théorie de Girard dans son livre De zéro à un. Un must pour tous ceux qui sont intéressés par l’entreprenariat, les monopoles et la création de valeur.

Pour en savoir plus sur le désir mimétique, il faut lire directement l’œuvre de René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.